KIPLING RUDYARD

Title:LE PAPILLON QUI TAPAIT DU PIED
Subject:ENGLISH FICTION Scarica il testo


Rudyard KIPLING


Le Papillon qui tapait du pied



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Voici, ô ma Mieux-Aimée, une histoire, une nouvelle et merveilleuse histoire,
une histoire différente des autres histoires, une histoire sur le Très Sage
Souverain Suleiman-bin-Daoud, Salomon Fils de David.
Il existe trois cent cinquante-cinq histoires sur Suleiman-bin-Daoud, mais
celle-ci n'en fait pas partie. Ce n'est pas l'histoire du Vanneau qui découvrit
l'Eau, ni de la Huppe qui protégeait de la chaleur Suleiman-bin-Daoud. Ce n'est
pas l'histoire du Pavé en Verre, ni du Rubis avec le Trou de Travers, ni des
Lingots d'Or de Balkis. C'est l'histoire du Papillon qui Tapait du Pied.
Maintenant, prête attention une fois encore et écoute !
Suleiman-bin-Daoud était sage. Il comprenait ce que disaient les bêtes, ce que
disaient les poissons et ce que disaient les insectes. Il comprenait ce que
disaient les rochers au plus profond de la terre quand ils se penchaient les uns
vers les autres en gémissant ; et il comprenait ce que disaient les arbres quand
ils frissonnaient au milieu de la matinée. Il comprenait tout, depuis l'évêque
en chaire jusqu'à l'hysope sur le mur ; et Balkis, sa Reine Principale, la Toute
Belle Reine Balkis, était presque aussi sage que lui.
Suleiman-bin-Daoud était puissant. Au troisième doigt de sa main droite il
portait un anneau. Lorsqu'il le tournait une fois, les Afrites et les Djinns
surgissaient de terre pour faire tout ce qu'il leur ordonnait. Lorsqu'il le
tournait deux fois, les Fées descendaient du ciel pour faire tout ce qu'il leur
ordonnait ; et lorsqu'il le tournait trois fois, le très puissant ange Azrael de
l'Épée venait, vêtu en porteur d'eau, lui apporter les nouvelles des trois
mondes : Au-Dessus, Au-Dessous et Ici.
Pourtant, Suleiman-bin-Daoud n'était pas orgueilleux. Il tentait rarement de
faire de l'épate et lorsque cela lui arrivait, il le regrettait. Une fois, il
voulut nourrir tous les animaux du monde entier en un seul jour, mais quand la
nourriture fut prête, un Animal sortit de la mer profonde et avala tout en trois
bouchées. Fort surpris, Suleiman-bin-Daoud dit :
« Ô Animal, qui es-tu ? »
Et l'Animal dit :
« Ô Roi, longue vie à toi ! Je suis le plus petit de trente mille frères et nous
vivons au fond de la mer. Nous avons appris que tu allais nourrir tous les
animaux du monde et mes frères m'ont envoyé te demander quand le dîner serait
servi. »
Suleiman-bin-Daoud, encore plus surpris, dit :
« Ô Animal, tu as mangé tout le dîner que j'avais préparé pour tous les animaux
du monde. »
Et l'Animal dit :
« Ô Roi, longue vie à toi ! Tu appelles ça un dîner ? D'où je viens, nous
mangeons deux fois plus entre les repas. »
Alors Suleiman-bin-Daoud s'aplatit la face contre terre et dit :
« Ô Animal ! J'offrais ce dîner pour montrer quel puissant et riche roi j'étais,
et pas vraiment pour être bienveillant envers les animaux. Maintenant, j'ai
honte et c'est bien fait pour moi. »
Voici

le dessin représentant l'animal qui sortit de la mer et mangea toute la
nourriture que Suleiman-bin-Daoud avait préparée pour tous les animaux du
monde entier. C'était un Animal très gentil et sa maman en était folle,
ainsi que de ses vingt-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf frères
qui vivaient au fond de la mer. C'était le plus petit de tous, sais-tu, et
il s'appelait donc Petit Porgies. Il mangea toutes les boîtes, les
paquets, les balles et toutes les choses qui avaient été préparées pour
tous les animaux, sans même ôter les couvercles ou défaire les ficelles et
cela ne lui fit aucun mal. Les mâts dressés tout droits derrière les
caisses de nourriture sont ceux des navires de Suleiman-bin-Daoud. Ils
étaient en train d'apporter encore de la nourriture lorsque Petit Porgies
aborda. Il ne mangea pas les navires. Ils cessèrent de décharger les
provisions et prirent immédiatement le large en attendant que Petit
Porgies eût fini de manger. Tu peux voir quelques-uns des navires qui
commencent à s'en aller près de l'épaule de Petit Porgies. Je n'ai pas
dessiné Suleiman-bin-Daoud, mais il est juste à côté du dessin, fort
surpris. Le paquet qui pend du mât du navire dans le coin est vraiment un
ballot de dattes mouillées pour les perroquets. Je ne connais pas les noms
des navires. C'est tout ce qu'il y a dans ce dessin

Suleiman-bin-Daoud était un sage, un vrai de vrai, ma Mieux-Aimée. Après cela,
il n'oublia jamais que c'était idiot de faire de l'épate, et maintenant commence
la véritable histoire.
Il épousa des femmes tant et plus. Il épousa neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
femmes, sans compter la Toute Belle Balkis ; et elles vivaient dans un immense
palais d'or, au milieu d'un ravissant jardin avec des fontaines. Il n'avait pas
vraiment besoin de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes, mais en ce temps-là,
tout le monde épousait des femmes tant et plus et le Roi, bien entendu, se
devait d'en épouser plus encore, rien que pour montrer qu'il était le Roi.
Certaines des femmes étaient aimables mais d'autres tout bonnement abominables,
et les abominables se querellaient avec les aimables et les rendaient
abominables à leur tour ; alors elles se querellaient toutes avec
Suleiman-bin-Daoud et cela devenait abominable pour lui. Mais Balkis la Toute
Belle ne se querellait jamais avec Suleiman-bin-Daoud. Elle l'aimait trop. Elle
restait assise dans ses appartements du Palais d'Or ou bien elle se promenait
dans les jardins du Palais, et elle était sincèrement désolée pour lui.
Bien sûr, s'il avait décidé de tourner sa bague pour évoquer les Djinns et les
Afrites, ils auraient magiqué ces neuf cent quatre-vingt-dix-neuf épouses
querelleuses en mules blanches du désert, en lévriers ou en pépins de grenades,
mais Suleiman-bin-Daoud craignait que cela soit de l'épate. Si bien que
lorsqu'elles se querellaient trop, il allait se promener seul dans les beaux
jardins du Palais en souhaitant n'être jamais né.
Un jour, alors qu'elles se querellaient depuis trois semaines, toutes les neuf
cent quatre-vingt-dix-neuf épouses ensemble, Suleiman-bin-Daoud sortit pour
chercher la paix et le calme comme d'habitude, et parmi les orangers il
rencontra Balkis la Toute Belle, fort peinée que Suleiman-bin-Daoud soit à ce
point tourmenté. Elle lui dit :
« Ô mon Seigneur et Lumière de mes Yeux, tournez la bague à votre doigt et
montrez à ces Reines d'Égypte, de Mésopotamie, de Perse et de Chine quel
puissant et terrible Roi vous êtes.»
Mais Suleiman-bin-Daoud secoua la tête et dit :
« Ô ma Dame et Délice de ma Vie, souvenez-vous de l'Animal qui sortit de la mer
et me fit honte devant tous les animaux du monde parce que je voulais faire de
l'épate. Maintenant, si je faisais de l'épate devant ces reines de Perse,
d'Egypte, d'Abyssinie et de Chine, uniquement parce qu'elles me tourmentent, je
pourrais avoir plus honte encore. »
Et Balkis la Toute Belle dit :
« Ô mon Seigneur et Trésor de mon Ame, qu'allez-vous faire ? »
Et Suleiman-bin-Daoud dit :
« Ô ma Dame et Contentement de mon Coeur, je continuerai à endurer mon destin
entre les mains de ces neuf cent quatre-vingt-dix-neuf Reines qui me contrarient
avec leurs querelles incessantes. »
Alors il poursuivit sa promenade parmi les lis, les nèfles, les roses, les
balisiers et les gingembriers aux lourdes senteurs, qui poussaient dans le
jardin, jusqu'à ce qu'il atteignît le grand camphrier qu'on appelait le
Camphrier de Suleiman-bin-Daoud. Mais Balkis se cacha parmi les hauts iris, les
bambous tachetés et les lis rouges, derrière le camphrier, afin de rester proche
de son seul et véritable amour, Suleiman-bin-Daoud.
Bientôt, deux Papillons arrivèrent sous l'arbre en voletant, et ils se
querellaient.
Suleiman-bin-Daoud entendit l'un dire à l'autre :
« J'admire ton audace à me parler ainsi. Ignores-tu que si je tapais du pied, le
Palais de Suleiman-bin-Daoud tout entier et ce jardin disparaîtraient dans un
coup de tonnerre ? »
Alors Suleiman-bin-Daoud oublia ses neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes
agaçantes et rit, à en faire trembler le camphrier, de la vantardise du
Papillon. Puis il leva le doigt et dit :
« Viens ici, petit bonhomme. »
Le Papillon était terriblement effrayé, mais il trouva moyen de voler jusqu'à la
main de Suleiman-bin-...