GRIMM BRÜDER

Title:L'HOMME À LA PEAU D'OURS
Subject:GERMAN FICTION Scarica il testo


Jacob et Wilhelm GRIMM


L'homme à la peau d'ours


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Il y avait une fois un jeune gaillard qui s'était engagé dans l'armée et qui s'y
comporta vaillamment ; il était toujours le premier à l'assaut quand les autres
hésitaient sous les balles. Tant que dura la guerre, tout alla bien pour lui ;
mais une fois la paix conclue, il reçut son congé et s'entendit signifier par
son capitaine d'aller où bon lui semblerait. Ses parents étaient morts ; il
était sans foyer. Alors il se rendit auprès de ses frères, auxquels il demanda
de l'héberger jusqu'à la prochaine guerre.
- Que veux-tu que nous fassions de toi ici ? lui répondirent les frères, qui
avaient le coeur sec et dur. Tu ne peux nous être utile en rien, et tu n'as qu'à
veiller toi-même à te tirer d'affaire. Nous ne pouvons pas t'aider.
N'ayant à lui rien d'autre que son fusil, le soldat se le mit à l'épaule et s'en
alla par le vaste monde. Arrivé dans une grande plaine où il n'y avait qu'un
seul bouquet d'arbres, il s'y achemina et s'y laissa tomber tristement à
l'ombre, songeant à son misérable destin. « Sans argent, sans métier, que
puis-je devenir ? se disait-il. Je ne sais que combattre, et maintenant que la
paix est conclue, ils n'ont plus besoin de moi. Hélas je vois qu'il faut crever
de faim ! »
Entendant tout à coup un bruissement derrière lui, il se retourna et vit un
inconnu planté là, tout habillé de vert, l'air cossu, mais avec un pied de
cheval du plus affreux effet.
- Je sais déjà ce qu'il te manque, déclara l'homme. L'argent et le confort : tu
en auras autant que tu voudras et pourras en vouloir ; mais il me faut, avant,
savoir si tu n'es pas poltron, car je ne tiens pas à gâcher mon or.
- Peureux et soldat, cela ne va pas ensemble, répondit-il. Tu n'as qu'à me
mettre à l'épreuve.
- Parfait, dit l'homme : retourne-toi !
Le soldat regarda et vit un ours de grosse taille qui arrivait sur lui en
grognant furieusement.
- Holà ! s'exclama le soldat, je vais te passer ton envie de grogner en te
chatouillant un peu le nez à ma manière !
Epaulant et tirant, il toucha l'ours en plein museau et l'abattit au sol, où il
resta sans bouger.
- Il est clair que tu ne manques pas de courage, dit l'homme inconnu ; mais il y
a encore une condition à remplir.
- Tant qu'elle ne nuira pas à mon salut éternel, dit le soldat, qui avait bien
compris à qui il avait affaire, je n'ai rien contre.
- Tu en jugeras par toi-même, rétorqua l'homme vert. Au long des sept années qui
viennent, tu dois ne pas te laver, ne pas te peigner les chevaux ou la barbe, ne
pas te couper les ongles et ne dire aucune patenôtre ; et puis le costume et le
manteau que je vais te donner, tu devras les porter tout le temps. Si tu meurs
dans le cours de ces sept années, tu es à moi ; si tu restes en vie, par contre,
tu seras libre et riche jusqu'à la fin de tes jours.
Le soldat repensa à sa grande misère actuelle, et comme il ne craignait pas la
mort, lui qui s'y était exposé si souvent, il décida de prendre le risque cette
fois encore et accepta la proposition. Le Diable enleva son habit vert pour le
lui donner.
- Tant que tu porteras cet habit, lui dit-il, tu auras de l'or en poche, même si
tu le dépenses à pleines mains.
Ensuite, il prit la peau de l'ours, qu'il dépouilla en un tournemain, et il la
lui remit.
- Ce sera ton manteau et ton lit, lui dit-il. Tu ne dois pas dormir autrement,
ni te couvrir avec autre chose. Mais ce costume te vaudra d'être appelé partout
Peau-d'Ours.
Ces mots dits, le Diable avait disparu.
Le soldat revêtit l'habit vert et mit aussitôt la main à la poche : c'était
exact, l'or y était. Il se jeta ensuite la peau d'ours sur le dos et partit dans
le vaste monde, où il ne se priva pas de rien de ce qui pouvait lui faire
plaisir, et que lui procurait l'argent. Et je vous prie de croire qu'il s'en
donna à coeur joie : tant que cela lui faisait du bien à lui et du mal à sa
bourse, il pouvait y aller!
Pendant la première année, ce fut encore supportable, mais déjà la seconde
année, il avait l'air d'un monstre : ses cheveux lui retombaient jusque sur la
figure, la cachaient à moitié ; sa barbe ressemblait à du feutre rugueux ; ses
ongles étaient comme des griffes de rapace ; quant à la peau de sa figure, elle
portait une telle couche de crasse, que si l'on y avait semé de l'herbe elle y
aurait poussé ! Les gens fuyaient à sa vue ; mais comme il donnait partout de
l'argent aux pauvres, en leur demandant de prier pour lui, et comme aussi il
payait tout fort largement, il arrivait encore à se faire héberger partout. Au
bout de quatre ans, par contre, il vint un jour dans une auberge où l'hôtelier
lui refusa l'entrée et ne voulut même pas le laisser coucher dans l'écurie, de
peur d'en rendre ses chevaux ombrageux. Mais après que Peau-d'Ours eut mis la
main à la poche pour la sortir pleine de ducats, l'aubergiste se laissa
convaincre et lui donna une chambre sur l'arrière-cour, à la condition expresse,
toutefois, qu'il ne se montrerait à personne, afin de ne pas ruiner la
réputation de la maison.
Seul dans sa chambre, le soir, Peau-d'Ours était en train de souhaiter de tout
son coeur que finissent les sept années, quand il entendit qu'on gémissait et
pleurait tout haut dans une chambre voisine. N'écoutant que son bon coeur, il
alla en ouvrir la porte et vit un vieillard qui se tordait les mains de
désespoir et qui pleurait à grands sanglots. Peau-d'Ours voulut s'avancer vers
lui, mais dès qu'il l'aperçut, le vieil homme fut pris d'épouvante et voulut
fuir ; en entendant pourtant une voix humaine, il s'apaisa un petit peu ;
Peau-d'Ours, à force de paroles amicales, réussit à obtenir qu'il lui découvrît
la cause de son grand chagrin. Ses moyens avaient fondu petit à petit ; lui-même
et ses filles en étaient réduits à mourir de faim désormais, car il était si
pauvre qu'il n'avait même plus de quoi payer son auberge, et il devrait aller en
prison !
- Si ce sont là vos seuls soucis, répondit Peau-d'Ours, vous pouvez vous
tranquilliser : de l'argent, j'en ai plus qu'il n'en faut.
Il fit venir l'aubergiste pour lui régler sa note, et il glissa encore une
bourse pleine d'or dans la poche du malheureux. Débarrassé de ses soucis, le
vieil homme ne savait plus comment remercier son bienfaiteur.
- Venez avec moi, lui dit-il. Mes filles sont des merveilles de beauté, et vous
en prendrez une comme épouse : quand elle saura ce que vous avez fait pour moi,
elle ne voudra pas refuser. Il est vrai que vous avez bien l'air un peu étrange,
mais elle aura tôt fait de vous arranger convenablement !
Peau-d'Ours, enchanté de cette offre, suivit le vieillard jusque chez lui. Mais
la fille aînée, en le voyant, fut frappée d'une telle terreur qu'elle poussa un
cri et se sauva. La deuxième, elle, était restée et elle l'examina de la tête
aux pieds avant de dire :
- Comment prendrais-je pour mari un être qui n'a pas figure humaine ? J'aime
encore mieux l'ours rasé qu'on nous a montré un jour, déguisé en homme : il
portait au moins une veste de hussard et des gants blancs ! Quand il n'y a que
la laideur, on peut encore, à la rigueur, arriver à s'y habituer...
- Mon cher père, dit alors la cadette, il faut qu'il soit brave homme pour vous
avoir secouru comme il l'a fait dans votre grande détresse ; et puisque vous lui
avez promis une fiancée en retour, votre parole doit être honorée.
Dommage que la crasse et le poil eussent couvert entièrement la figure de
Peau-d'Ours, car sans cela, on eût vu s'illuminer ses traits de la grande joie
que ces paroles lui avaient mise au coeur, et tout l'amour dont il débordait !
Il tira la bague qu'il avait à son doigt et la brisa en ...