GRIMM BRÜDER

Title:LE MAÎTRE VOLEUR
Subject:GERMAN FICTION Scarica il testo


Jacob et Wilhelm GRIMM


LE MAÎTRE VOLEUR


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Il était une fois un vieil homme et sa femme, assis devant leur pauvre maison.
Après le travail, ils prenaient quelque repos. Tout à coup arriva une magnifique
voiture, tirée par quatre chevaux noirs, dont descendit un homme richement vêtu.
Le paysan se leva, s'approcha du seigneur, lui demanda ce qu'il désirait et en
quoi il pourrait lui être utile. L'étranger lui tendit la main et dit :
- Je n'ai qu'un désir : déguster pour une fois un repas campagnard. Préparez des
pommes de terre comme vous le faites pour vous ; je prendrai place à votre table
et leur ferai honneur avec joie.
Le paysan sourit et dit :
- Vous êtes comte, prince ou même duc. Des gens très bien ont parfois de telles
envies. Que la vôtre soit satisfaite !
Sa femme alla à la cuisine et commença à laver et à éplucher les pommes de terre
dont elle voulait faire des boulettes à la mode paysanne. Pendant qu'elle
travaillait, le vieux dit à l'étranger :
- En attendant, venez au jardin. J'ai encore quelque chose à y faire.
Il avait creusé des trous et voulait y planter des arbres.
- N'avez-vous pas d'enfants, lui demanda l'étranger, qui pourraient vous aider
dans votre travail ?
- Non, répondit le paysan. J'ai bien eu un garçon, ajouta-t-il, mais il est
parti de par le monde, voici bien longtemps. C'était un jeune dépravé, malin et
astucieux, mais qui ne voulait rien apprendre et ne cessait de jouer de mauvais
tours. À la fin, il est parti et je n'en ai plus jamais entendu parler.
Le vieil homme prit un arbuste, le plaça dans un trou et lui adjoignit un
tuteur. Et quand il eut rassemblé la terre et qu'il l'eut bien tassée, il lia
l'arbre au tuteur avec des brins de paille, en haut, au milieu et en bas.
- Mais dites-moi, dit le seigneur, pourquoi n'attachez-vous pas de même à un
tuteur cet arbre rabougri, là dans le coin, qui traîne presque par terre tant il
est tordu, de façon qu'il pousse droit ?
Le vieux eut un sourire et dit :
- Vous parlez, Monsieur, comme vous l'entendez. On voit bien que vous ne vous
êtes jamais occupé de culture. Cet arbre là est vieux et rabougri. Personne ne
pourra plus jamais le redresser. C'est quand ils sont jeunes que l'on peut faire
pousser les arbres droit.
- C'est comme pour votre fils, dit l'étranger. Si vous l'aviez dressé pendant
qu'il était encore jeune, il ne serait pas parti. Lui aussi a dû devenir dur et
rabougri.
- Certainement, rétorqua le vieux, voilà déjà bien longtemps qu'il est parti ,
il a dû changer.
- Le reconnaîtriez-vous s'il se présentait devant vous ?
- Je reconnaîtrais très difficilement ses traits, répondit le paysan. Mais il
est possède un signe particulier, une envie sur l'épaule, qui ressemble à un
haricot.
À ces mots, l'étranger retira sa veste, dénuda son épaule et montra l'envie au
paysan.
- Seigneur Dieu ! s'écria celui-ci, tu es vraiment mon fils.
Et l'amour qu'il avait pour son enfant gonfla son coeur.
- Mais, ajouta-t-il, comment peux-tu être mon fils ? Tu es devenu un grand
seigneur qui vit dans la richesse et le superflu. Comment en es-tu arrivé là ?
- Ah ! père, répondit le seigneur, le jeune arbre était attaché à un tuteur trop
faible et il a poussé tordu. Maintenant, il est trop vieux et ne se redressera
plus. Comment j'en suis arrivé là ? Je suis devenu voleur. Mais ne vous effrayez
pas ; je suis un maître voleur. Pour moi n'existent ni serrures ni verrous. Tout
ce qui me plaît m'appartient. Ne croyez pas que je vole comme un quelconque
voleur. Non. je ne prends que le superflu des riches. Les pauvres peuvent être
tranquilles ; je leur donnerais plutôt que de leur prendre.
- Ah ! mon fils, dit le vieux, tout cela ne me plaît pas pour autant. Un voleur
est un voleur. Je te le dis : cela finira mal.
Il le conduisit auprès de sa mère et lorsqu'elle apprit qu'il était son fils,
elle en pleura de joie. Mais quand il lui dit qu'il était devenu maître voleur,
son visage se couvrit de larmes de tristesse. Finalement, elle dit :
- Même s'il est voleur, il est mon fils et je suis heureuse de le revoir.
Ils prirent tous place à table et le voleur mangea de nouveau avec ses parents
la mauvaise nourriture qu'il avait connue si longtemps. Puis le père dit :
- Si notre seigneur, le comte, là-bas dans son château, apprend qui tu es et ce
que tu fais, il ne te prendra pas dans ses bras et ne te bercera pas comme il
l'a fait le jour de ton baptême ; il t'enverra balancer au bout d'une corde.
- Soyez sans inquiétude, mon père, dit le fils. Il ne me fera rien : je connais
mon métier. Aujourd'hui même, j'irai chez lui.
Quand vint le soir, le maître voleur prit place dans sa voiture et se rendit au
château. Le comte le reçut avec déférence, le prenant pour un personnage
respectable. Lorsque l'étranger lui eut dit qui il était, il pâlit et resta
quelque temps silencieux. Puis il dit :
- Tu es mon filleul. Mon pardon tiendra lieu de justice et j'agirai imprudemment
à ton égard. Puisque tu te vantes d'être un maître voleur, je vais soumettre ton
art à l'épreuve. Si tu échoues, la corde sera ton épouse et le croassement des
corbeaux te servira de marche nuptiale.
- Monseigneur, répondit le voleur, choisissez trois épreuves aussi difficiles
que vous le voudrez ; si je ne réussis pas à réaliser ce que vous demanderez,
vous ferez de moi selon votre bon plaisir.
Le comte réfléchit un instant, puis il dit :
- Eh bien ! pour commencer, il faudra que tu me voles un cheval à l'écurie ; en
deuxième lieu, il te faudra retirer les draps de notre lit pendant que nous y
serons couchés, ma femme et moi, sans que nous nous en apercevions. En même
temps, tu retireras, de son doigt, l'alliance de mon épouse. En troisième et
dernier lieu, je veux que tu procèdes à l'enlèvement du curé et du bedeau en
pleine église. Prends bien note de tout cela, car il en va de ta vie !
Le maître voleur se rendit à la ville la plus proche. Il acheta de vieux habits
à une paysanne et s'en revêtit. Il se farda le visage avec de la couleur brune,
y dessinant même des rides. Il remplit un petit tonneau de vin de Hongrie auquel
il mélangea un puissant soporifique. Il plaça le tonneau sur un support fixé à
son dos et, d'une démarche vacillante, il se rendit à pas lents au château du
comte.
Lorsqu'il y parvint, il faisait déjà nuit. Il s'assit sur une pierre dans la
cour, se mit à tousser comme une vieille poitrinaire et se frotta les mains
comme s'il mourait de froid. Devant la porte des écuries, des soldats étaient
allongés autour d'un feu. L'un d'eux remarqua la femme et lui cria :
- Viens par ici, petite mère, viens te réchauffer près de nous. Puisque tu n'as
pas de toit, prends l'hôtel qui se trouve sur ton chemin.
La vieille s'approcha d'eux en boitillant, leur demanda de la débarrasser du
support et du tonneau et s'assit auprès d'eux.
- Qu'as-tu donc dans ton tonneau, la vieille ? demanda l'un des soldats.
Un bon coup de vin, répondit-elle.Jje vis de ce commerce. Pour de l'argent et
quelques bonnes paroles, je vous en donnerai volontiers un verre.
- Apporte voir ! dit le soldat.
Elle le servit et les autres suivirent l'exemple de leur camarade.
- Holà ! les amis, cria l'un d'eux à ceux qui se tenaient dans l'écurie, il y a
ici une petite mère qui a du vin aussi vieux qu'elle. Buvez-en un coup ; ça vous
réchauffera l'estomac mieux que notre feu.
La vieille porta son tonneau dans l'écurie. Un des soldats était assis sur le
cheval tout sellé du comte ; un autre tenait la bride, un troisième s'occupait
de natter la queue. La vieille versa à boire tant qu'on voulut, jusqu'à
épuisement de la source. Bientôt, la bride tomba de la main de celui qui la
tenait et lui-même s'en alla ronfler par terre ; l'autre abandonna la queue,
s'allongea et ronfla plus fort encore ; celui qui était en selle y resta, mais
sa tête s'inclina presque jusque sur le cou du cheval , il s'endormit à son tour
et se mit à émettre des bruits de soufflet de forge. Les soldats qui étaient
...