LEPRINCE DE BEAUMONT JEANNE-MARIE

Title:BELOTE ET LAIDRONETTE
Subject:FRENCH FICTION Scarica il testo


Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT


Belote et Laidronette



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Il y avait une fois un seigneur qui avait deux filles jumelles, à qui l'on avait
donné deux noms qui leur convenaient parfaitement. L'aînée, qui était très
belle, fut nommée Belote, et la seconde, qui était fort laide, fut nommée
Laidronette. On leur donna des maîtres, et jusqu'à l'âge de douze ans, elles
s'appliquèrent à leurs exercices ; mais alors leur mère fit une sottise, car
sans penser qu'il leur restait encore bien des choses à apprendre, elle les mena
avec elle dans les assemblées. Comme ces deux filles aimaient à se divertir,
elles furent bien contentes de voir le monde, et elles n'étaient plus occupées
que de cela, même pendant le temps de leurs leçons ; en sorte que leurs maîtres
commencèrent à les ennuyer. Elles trouvèrent mille prétextes pour ne plus
apprendre ; tantôt il fallait célébrer le jour de leur naissance une autre fois
elles étaient priées à un bal, à une assemblée, et il fallait passer le jour à
se coiffer ; en sorte qu'on écrivait souvent des cartes aux maîtres, pour les
prier de ne point venir. D'un autre côté les maîtres, qui voyaient que les deux
petites filles ne s'appliquaient plus, ne se souciaient pas beaucoup de leur
donner des leçons ; car dans ce pays, les maîtres ne donnaient pas leçon
seulement pour gagner de l'argent, mais pour avoir le plaisir de voir avancer
leurs écolières. Ils n'y allaient donc guère souvent, et les jeunes filles en
étaient bien aises. Elles vécurent ainsi jusqu'à quinze ans, et à cet âge,
Belote était devenue si belle, qu'elle faisait l'admiration de tous ceux qui la
voyaient. Quand la mère menait ses filles en compagnie, tous les cavaliers
faisaient la cour à Belote ; l'un louait sa bouche, l'autre ses yeux, sa main,
sa taille; et pendant qu'on lui donnait toutes ces louanges, on ne pensait
seulement pas que sa soeur fût au monde. Laidronette mourait de dépit d'être
laide, et bientôt elle prit un grand dégoût pour le monde et les compagnies, où
tous les honneurs et les préférences étaient pour sa soeur. Elle commença donc à
souhaiter de ne plus sortir : et un jour qu'elles étaient priées à une
assemblée, qui devait finir par un bal, elle dit à sa mère, qu'elle avait mal à
la tête, et qu'elle souhaitait de rester à la maison. Elle s'y ennuya d'abord à
mourir, et pour passer le temps, elle fut à la bibliothèque de sa mère, pour
chercher un roman, et fut bien fâchée de ce que sa soeur en avait emporté la
clef. Son père aussi avait une bibliothèque, mais c'étaient des livres sérieux,
et elle les haïssait beaucoup. Elle fut pourtant forcée d'en prendre un :
c'était un recueil de lettres, et en ouvrant le livre, elle trouva celle que je
vais vous rapporter :

Vous me demandez, d'où vient que la plus grande partie des belles personnes
sont extrêmement sottes et stupides? Je crois pouvoir vous en dire la raison.
Ce n'est pas qu'elles aient moins d'esprit que les autres, en venant au monde
; mais c'est qu'elles négligent de le cultiver. Toutes les femmes ont de la
vanité; elles veulent plaire. Une laide connaît qu'elle ne peut être aimée à
cause de son visage ; cela lui donne la pensée de se distinguer par son
esprit. Elle étudie donc beaucoup, et elle parvient à devenir aimable, malgré
la nature. La belle, au contraire, n'a qu'à se montrer pour plaire, sa vanité
est satisfaite : comme elle ne réfléchit jamais, elle ne pense pas que sa
beauté n'aura qu'un temps ; d'ailleurs elle est si occupée de sa parure, du
soin de courir les assemblées pour se montrer, pour recevoir des louanges,
qu'elle n'aurait pas le temps de cultiver son esprit, quand même elle en
connaîtrait la nécessité. Elle devient donc une sotte tout occupée de
puérilités, de chiffons, de spectacles ; cela dure jusqu'à trente ans,
quarante ans au plus, pourvu que la petite vérole, ou quelque autre maladie,
ne viennent pas déranger sa beauté plus tôt. Mais quand on n'est plus jeune,
on ne peut plus rien apprendre : ainsi, cette belle fille, qui ne l'est plus,
reste une sotte pour toute sa vie, quoique la nature lui ait donné autant
d'esprit qu'à une autre ; au lieu que la laide, qui est devenue fort aimable,
se moque des maladies et de la vieillesse, qui ne peuvent rien lui ôter...

Laidronette, après avoir lu cette lettre qui semblait avoir été écrite pour
elle, résolut de profiter des vérités qu'elle lui avait découvertes. Elle
redemande ses maîtres, s'applique à la lecture, fait de bonnes réflexions sur ce
qu'elle lit, et en peu de temps, devient une fille de mérite. Quand elle était
obligée de suivre sa mère dans les compagnies, elle se mettait toujours à côté
des personnes en qui elle remarquait de l'esprit, et de la raison, elle leur
faisait des questions, et retenait toutes les bonnes choses qu'elle leur
entendait dire ; elle prit même l'habitude de les écrire, pour s'en mieux
souvenir, et à dix-sept ans, elle parlait et écrivait si bien, que toutes les
personnes de mérite se faisaient un plaisir de la connaître, et d'entretenir un
commerce de lettres avec elle. Les deux soeurs se marièrent le même jour. Belote
épousa un jeune prince qui était charmant, et qui n'avait que vingt-deux ans.
Laidronette épousa le ministre de ce prince : c'était un homme de quarante-cinq
ans. Il avait reconnu l'esprit de cette fille, et il l'estimait beaucoup ; car
le visage de celle qu'il prenait pour sa femme, n'était pas propre à lui
inspirer de l'amour, et il avoua à Laidronette qu'il n'avait que de l'amitié
pour elle : c'était justement ce qu'elle demandait, et elle n'était point
jalouse de sa soeur qui épousait un prince, qui était si fort amoureux d'elle,
qu'il ne pouvait la quitter une minute, et qu'il rêvait d'elle toute la nuit.
Belote fut fort heureuse pendant trois mois ; mais au bout de ce temps, son
mari, qui l'avait vue tout à son aise, commença à s'accoutumer à sa beauté, et à
penser qu'il ne fallait pas renoncer à tout pour sa femme. Il fut à la chasse,
et fit d'autres parties de plaisir d'où elle n'était pas, ce qui parut fort
extraordinaire à Belote ; car elle s'était persuadée que son mari l'aimerait
toujours de la même force : et elle se crut la plus malheureuse personne du
monde, quand elle vit que son amour diminuait. Elle lui en fit des plaintes ; il
se fâcha ; ils se raccommodèrent : mais comme ces plaintes recommençaient tous
les jours, le prince se fatigua de l'entendre. D'ailleurs Belote ayant eu un
fils, elle devint maigre, et sa beauté diminua considérablement ; en sorte qu'à
la fin, son mari, qui n'aimait en elle que cette beauté, ne l'aima plus du tout.
Le chagrin qu'elle en conçut acheva de gâter son visage ; et comme elle ne
savait rien, sa conversation était fort ennuyeuse. Les jeunes gens s'ennuyaient
avec elle, parce qu'elle était triste ; les personnes âgées, et qui avaient du
bon sens, s'ennuyaient aussi avec elle, parce qu'elle était sotte : en sorte
qu'elle restait seule presque toute la journée. Ce qui augmentait son désespoir,
c'est que sa soeur Laidronette était la plus heureuse personne du monde. Son
mari la consultait sur les affaires, il lui confiait tout ce qu'il pensait, il
se conduisait par ses conseils, et disait partout que sa femme était le meilleur
ami qu'il eût au monde. Le prince même, qui était un homme d'esprit, se plaisait
dans la conversation de sa belle-soeur, et disait qu'il n'y avait pas moyen de
rester une demi-heure sans bâiller avec Belote, parce qu'elle ne savait parler
que de coiffures, et d'ajustements, en quoi il ne connaissait rien. Son dégoût
pour sa femme devint tel, qu'il l'envoya à la campagne, où elle eut le temps de
s'ennuyer tout à son aise, et où elle serait morte de chagrin, si sa soeur
Laidronette n'avait pas eu la charité de l'aller voir le plus souvent qu'elle
pouvait. Un jour qu'elle tâchait de la consoler, Belote lui dit :
« Mais ma soeur, d'où vient donc la différence qu'il y a entre vous et moi ? Je
ne puis pas m'empêcher de voir que vous avez beaucoup d'esprit, et que je ne
suis qu'une sotte ; cependant quand nous étions jeunes, on disait ...