KIPLING RUDYARD

Title:LE CRABE QUI JOUAIT AVEC LA MER
Subject:ENGLISH FICTION Scarica il testo


Rudyard KIPLING


Le Crabe qui jouait avec la mer


**********

Avant les Temps Anciens et Reculés, ô ma Mieux-Aimée, fut le Temps des Tout
Commencements; et c'est à cette époque que le Doyen des Magiciens prépara les
Choses. Tout d'abord, il prépara la Terre puis il prépara la Mer, puis il
annonça a tous les Animaux qu'ils pouvaient sortir jouer. Et les Animaux dirent
:
« Ô Doyen des Magiciens, à quoi allons-nous jouer ? »
Et il dit :
« Je vais vous montrer. »
Il prit l'Éléphant, Le-Seul-Éléphant-qu'il-y-avait, et lui dit :
« Joue à être un Éléphant. »
Et Le-Seul-Éléphant-qu'il-y-avait joua.
Il prit le Castor, Le-Seul-Castor-qu'il-y-avait, et lui dit :
« Joue à être un Castor. »
Et Le-Seul-Castor-qu'il-y-avait joua.
Il prit la Vache, La-Seule-Vache-qu'il-y-avait, et lui dit :
« Joue à être une Vache. »
Et La-Seule-Vache-qu'il-y-avait joua.
Il prit la Tortue, La-Seule-Tortue-qu'il-y-avait, et lui dit :
« Joue à être une Tortue. »
Et La-Seule-Tortue-qu'il-y-avait joua.
Un par un il prit toutes les bêtes, les oiseaux et les poissons, et leur dit à
quoi il fallait jouer.
Mais vers le soir, à l'heure où les gens et les choses se sentent nerveux et
fatigués, s'en vint l'Homme. (Avec sa Petite Fille Chérie à lui?) Oui, avec sa
Petite Fille Chérie Mieux-Aimée à lui assise sur ses épaules, et il dit :
« Quel est ce jeu, Doyen des Magiciens ? »
Et le Doyen des Magiciens dit :
« Ho ! Fils d'Adam, c'est le jeu du Tout Commencement, mais tu es trop malin
pour ce jeu.»
Et l'Homme salua et dit :
« Oui, je suis trop malin pour ce jeu, mais veille à ce que tous les Animaux
m'obéissent. »
Or, tandis qu'ils conversaient, Pau Amma le Crabe qui était le prochain à entrer
en jeu déguerpit en marchant de côté et pénétra dans la mer en se disant :
« Je jouerai mon jeu tout seul en eau profonde et je n'obéirai jamais à ce fils
d'Adam. »
Nul ne le vit partir, hormis la Petite Fille Chérie, penchée sur l'épaule de
l'Homme. Et le jeu se poursuivit jusqu'à ce que tous les Animaux eussent reçu
des ordres, alors le Doyen des Magiciens essuya la fine poussière qu'il avait
sur les mains et se mit à courir le monde pour voir comment jouaient les
Animaux.
Il alla au Nord, ma Mieux-Aimée, et il trouva Le-Seul-Éléphant-qu'il-y-avait
creusant avec ses défenses et tapant du pied sur la belle terre neuve et toute
propre qu'on lui avait préparée.
« Kun ? » dit Le-Seul-Eléphant-qu'il-y- avait, ce qui signifie : «Est-ce bien?»
« Payah kun », dit le Doyen des Magiciens, ce qui signifie : «C'est très bien.»
Et il souffla sur les grands rochers et les monticules de terre que
Le-Seul-Éléphant-qu'il-y-avait avait rejetés et ils devinrent les grandes
Montagnes Himalayennes. Tu peux les repérer sur la carte.
Il alla à l'Est et trouva La-Seule-Vache-qu'il-y-avait se nourrissant dans un
pré qu'on lui avait préparé, et d'un seul coup de langue elle enveloppait une
forêt entière, puis elle l'avalait et s'asseyait pour ruminer.
« Kun ? dit La-Seule-Vache-qu'il-y-avait.
- Payah kun », dit le Doyen des Magiciens.
Et il souffla sur la parcelle nue où elle avait mangé et sur l'endroit où elle
s'était assise, et l'une devint le grand Désert Indien, l'autre le Désert du
Sahara. Tu peux les repérer sur la carte.
Il alla à l'Ouest et trouva Le-Seul-Castor-qu'il-y-avait construisant un barrage
en travers des embouchures des larges rivières qu'on lui avait préparées.
« Kun ? dit Le-Seul-Castor-qu'il-y-avait.
- Payah kun », dit le Doyen des Magiciens.
Et il souffla sur les arbres abattus et sur l'eau tranquille et ils devinrent
les Everglades de Floride. Tu peux les repérer sur la carte.
Puis il alla au Sud et trouva La-Seule-Tortue-qu'il-y-avait grattant de ses
nageoires le sable qu'on lui avait préparé, et le sable et les rochers
tourbillonnèrent dans les airs et retombèrent au loin dans la mer.
« Kun ? dit La-Seule-Tortue-qu'il-y-avait.
- Payah kun », dit le Doyen des Magiciens.
Et il souffla sur le sable et les rochers, là où ils étaient tombés dans la mer,
et ils devinrent les splendides îles de Bornéo, des Célèbes, de Sumatra, de Java
et du reste de la Malaisie. Tu peux toutes les repérer sur la carte!
Bientôt, le Doyen des Magiciens rencontra l'Homme sur les rives du Fleuve Perak
et dit :
« Ho ! Fils d'Adam, tous les Animaux t'obéissent-ils ?
- Oui, dit l'Homme.
- Toute la terre t'obéit-elle ?
- Non, dit l'Homme. Une fois par jour et une fois par nuit la Mer remonte le
Fleuve Perak et refoule l'eau douce dans la forêt, si bien que ma maison est
mouillée; une fois par jour et une fois par nuit, elle descend le fleuve et
entraîne toute l'eau avec elle, si bien qu'il ne reste plus que de la boue et ma
pirogue chavire. Est-ce là le jeu auquel tu lui as demandé de jouer?
- Non, dit le Doyen des Magiciens. C'est un jeu nouveau et mauvais.
- Regarde ! » dit l'Homme, et comme il parlait, la grande Mer arriva à
l'embouchure du Fleuve Perak, faisant refluer le fleuve jusqu'à submerger toutes
les sombres forêts sur des miles et des miles, et inonder la maison de l'Homme.
« Ce n'est pas normal. Mets ta pirogue à l'eau et nous verrons bien qui joue
avec la Mer », dit le Doyen des Magiciens.
Ils montèrent en pirogue; la Petite Fille Chérie vint avec eux; et l'Homme prit
son kris, un poignard incurvé et ondulé avec une lame comme une flamme; et ils
partirent sur le Fleuve Perak. Alors la Mer se mit à reculer de plus en plus
vite et la pirogue fut aspirée hors de l'embouchure du Fleuve Perak, passé
Selangor, passé Malacca, passé Singapour, de plus en plus loin jusqu'à l'île de
Bintang, comme si on la tirait avec une ficelle.
Alors, le Doyen des Magiciens se leva et cria :
« Ho ! Bêtes, oiseaux et poissons que j'ai pris en main au Tout Commencement et
à qui j'ai appris le jeu que vous deviez jouer, lequel d'entre-vous joue avec la
Mer?»
Alors, toutes les bêtes, les oiseaux et les poissons dirent ensemble :
« Doyen des Magiciens, nous jouons le jeu que tu nous as demandé de jouer, à
nous et aux enfants de nos enfants. Mais aucun de nous ne joue avec la Mer.»
Alors la Lune se leva, ronde et pleine, au-dessus de l'eau, et le Doyen des
Magiciens dit au vieil homme bossu qui est assis sur la Lune à filer une ligne
avec laquelle il espère un jour pêcher le Monde:
« Ho ! Pêcheur de la Lune, est-ce toi qui joues avec la Mer?
- Non, dit le Pêcheur. Je file une ligne avec laquelle un jour je pêcherai le
Monde, mais je ne joue pas avec la Mer. »
Et il continua de filer sa ligne.
Or, il y a également là-haut dans la Lune un Rat qui ne cesse de ronger la ligne
du vieux Pêcheur à mesure qu'il la file, et le Doyen des Magiciens lui dit :
« Ho ! Rat de la Lune, est-ce toi qui joues avec la Mer ? »
Et le Rat dit :
« Je suis trop occupé à ronger la ligne que file ce vieux Pêcheur. Je ne joue
pas avec la Mer. »
Et il continua de ronger la ligne.
Alors la Petite Fille Chérie leva ses petits bras à la peau brune et douce avec
de beaux bracelets de coquillages blancs et dit :
« Ô Doyen des Magiciens! Quand mon père que voici parlait avec vous au Tout
Commencement et que je me suis penchée sur son épaule tandis que les bêtes
apprenaient leurs jeux, une bête s'est enfuie dans la Mer comme une vilaine
avant que vous lui ayez appris son jeu.»
Et le Doyen des Magiciens dit :
« Grande est la sagesse des petits enfants qui voient et ne disent rien ! A quoi
ressemblait cette bête?»
Et la Petite Fille Chérie dit :
« Elle était ronde et plate, et ...