|
|
GRIMM BRÜDER
Title:LE VIEUX SULTAN
Subject:GERMAN FICTION
Jacob et Wilhelm GRIMM
LE VIEUX SULTAN
************
Un paysan possédait un chien fidèle, nommé Sultan. Or le pauvre Sultan était
devenu si vieux qu'il avait perdu toutes ses dents, si bien qu'il lui était
désormais impossible de mordre. Il arriva qu'un jour, comme ils étaient assis
devant leur porte, le paysan dit à sa femme :
- Demain un coup de fusil me débarrassera de Sultan, car la pauvre bête n'est
plus capable de me rendre le plus petit service.
La paysanne eut pitié du malheureux animal :
- Il me semble qu'après nous avoir été utile pendant tant d'années et s'être
conduit toujours en bon chien fidèle, il a bien mérité pour ses vieux jours de
trouver chez nous le pain des invalides.
- Je ne te comprends pas, répliqua le paysan, et tu calcules bien mal : ne
sais-tu donc pas qu'il n'a plus de dents dans la gueule, et que, par conséquent,
il a cessé d'être pour les voleurs un objet de crainte ? Il est donc temps de
nous en défaire. Il me semble que s'il nous a rendu de bons services, il a, en
revanche, été toujours bien nourri. Partant quitte.
Le pauvre animal, qui se chauffait au soleil à peu de distance de là, entendit
cette conversation qui le touchait de si près, et je vous laisse à penser s'il
en fut effrayé. Le lendemain devait donc être son dernier jour ! Il avait un ami
dévoué, sa seigneurie le loup, auquel il s'empressa d'aller, dès la nuit
suivante, raconter le triste sort dont il était menacé.
- Écoute, compère, lui dit le loup, ne te désespère pas ainsi ; je te promets de
te tirer d'embarras. Il me vient une excellente idée. Demain matin à la première
heure, ton maître et sa femme iront retourner leur foin ; comme ils n'ont
personne au logis, ils emmèneront avec eux leur petit garçon. J'ai remarqué que
chaque fois qu'ils vont au champ, ils déposent l'enfant à l'ombre derrière une
haie. Voici ce que tu auras à faire. Tu te coucheras dans l'herbe auprès du
petit, comme pour veiller sur lui. Quand ils seront occupés à leur foin, je
sortirai du bois et je viendrai à pas de loup dérober l'enfant ; alors tu
t'élanceras de toute ta vitesse à ma poursuite, comme pour m'arracher ma proie ;
et, avant que tu aies trop longtemps couru pour un chien de ton âge, je lâcherai
mon butin, que tu rapporteras aux parents effrayés. Ils verront en toi le
sauveur de leur enfant, et la reconnaissance leur défendra de te maltraiter ; à
partir de ce moment, au contraire, tu entreras en faveur, et désormais tu ne
manqueras plus de rien.
L'invention plut au chien, et tout se passa suivant ce qui avait été convenu.
Qu'on juge des cris d'effroi que poussa le pauvre père quand il vit le loup
s'enfuir avec son petit garçon dans la gueule ! qu'on juge aussi de sa joie
quand le fidèle Sultan lui rapporta son fils ! il caressa son dos pelé, il baisa
son front galeux, et dans l'effusion de sa reconnaissance, il s'écria :
- Malheur à qui s'aviserait jamais d'arracher le plus petit poil à mon bon
Sultan ! J'entends que, tant qu'il vivra, il trouve chez moi le pain des
invalides, qu'il a si bravement gagné !
Puis, s'adressant à sa femme :
- Grétel, dit-il, cours bien vite à la maison, et prépare à ce fidèle animal une
excellente pâtée ; puisqu'il n'a plus de dents, il faut lui épargner les croûtes
; aie soin d'ôter du lit mon oreiller ; j'entends qu'à l'avenir mon bon Sultan
n'aie plus d'autre couchette.
Avec un tel régime, comment s'étonner que Sultan soit devenu le doyen des
chiens. La morale de ce conte est que même un loup peut parfois donner un
conseil utile. Je n'engage pourtant pas tous les chiens à aller demander au loup
un conseil, surtout s'ils n'ont plus de dents.
...
|
|
|