|
|
GRIMM BRÜDER
Title:LES SOULIERS DE BAL USÉS
Subject:GERMAN FICTION
Jacob et Wilhelm GRIMM
LES SOULIERS DE BAL USÉS
********
Le roi avait douze filles, plus belles les unes que les autres. Elles dormaient
ensemble dans une vaste pièce, leurs lits étaient alignés côte à côte, et chaque
soir, dès qu'elles étaient couchées, le roi refermait la porte et poussait le
verrou. Or, le roi constatait tous les matins, après avoir ouvert la porte, que
les princesses avaient des souliers usés par la danse. Personne n'était capable
d'élucider le mystère. Le roi proclama alors que celui qui trouverait où
dansaient les princesses toutes les nuits, pourrait choisir une de ses filles
pour épouse et deviendrait roi après sa mort. Mais le prétendant qui, au bout de
trois jours et trois nuits, n'aurait rien découvert, aurait la tête coupée.
Bientôt, un prince, voulant tenter sa chance, se présenta. il fut très bien
accueilli, et le soir on l'accompagna dans la chambre contiguë à la chambre à
coucher des filles royales. On lui prépara son lit et le prince n'avait plus
qu'à surveiller les filles pour découvrir où elles allaient danser ; et pour
qu'elles ne puissent rien faire en cachette, la porte de la chambre à coucher
resta ouverte.
Mais les paupières du prince s'alourdirent tout à coup et il s'endormit.
Lorsqu'il se réveilla le matin, il ne put que constater que les princesses
avaient été au bal et avaient dansé toutes les douze : leurs souliers rangés
sous leurs lits étaient complètement usés. Les deuxième et troisième soirs il
n'en fut pas autrement et le lendemain, le prince eut la tête coupée.
Par la suite, de nombreux garçons encore avaient visité le palais, mais tous
payèrent leur courage de leur vie. Puis, un jour, un soldat pauvre et blessé qui
ne pouvait plus servir dans l'armée, marcha vers la ville où siégeait le roi.
Sur son chemin, il rencontra une vieille femme qui lui demanda où il allait.
- Je ne sais pas bien moi-même, répondit le soldat, et il ajouta en plaisantant
:J'aurais bien envie de découvrir où toutes ces princesses dansent toutes les
nuits !
- Ce n'est pas si difficile, dit la vieille femme, il faudrait que tu ne boives
pas le vin qu'ils vont te servir et que tu fasses semblant de dormir d'un
sommeil de plomb.
Puis, elle lui tendit une cape en disant :
- Si tu mets cette cape, tu deviendras invisible et tu pourras ainsi épier les
douze danseuses.
Fort de ces bons conseils, le soldat se mit sérieusement à envisager d'aller au
palais. Il prit son courage à deux mains, se présenta devant le roi et se
déclara prêt à relever le défi. Il fut accueilli avec autant de soins que ses
prédécesseurs et fut même revêtu d'un habit princier. Le soir venu, tout le
monde se prépara à aller se coucher et le soldat fut amené dans l'antichambre
des filles royales. Avant qu'il ne se couche, la princesse aînée entra, lui
apportant une coupe de vin. Or, le soldat avait auparavant attaché sous son
menton un petit tuyau ; il laissa le vin couler à l'intérieur et n'en avala donc
pas une goutte. Il se coucha, puis il attendit un peu avant de se mettre à
ronfler comme s'il dormait profondément.
Dès que les princesses l'entendirent, elles se mirent à rire et l'ainée dit :
- Quel dommage de risquer sa vie ainsi !
Elles se levèrent, ouvrirent les armoires, en sortirent des robes superbes et
commencèrent à se faire belles devant la glace ; elles sautillaient, se
réjouissant par avance de la soirée qui les attendait. Mais la plus jeune
s'inquiéta :
- Vous vous réjouissez, mais moi j'ai comme un pressentiment. Un malheur nous
attend.
- Ne sois pas bête, dit l'aînée, balayant ses soucis, tu es toujours inquiète.
As-tu déjà oublié combien de princes nous ont déjà surveillées en vain ? Et le
soldat à côté n'a même pas eu besoin de la potion pour s'endormir. Ce pauvre
bougre ne se réveillera pas quoiqu'il arrive.
Néanmoins, lorsque les douze princesses eurent fini de s'habiller, elles
allèrent jeter un coup d'oeil sur le soldat. Il avait les yeux fermés, respirait
régulièrement et ne bougeait pas ; elles en conclurent qu'il n'y avait n'en à
craindre. L'aînée s'approcha de son lit et frappa. Le lit s'effaça aussitôt pour
laisser place à un escalier qui s'enfonçait sous la terre et les soeurs
descendirent par ce passage. L'ainée ouvrait la marche, les autres la suivaient,
l'une après l'autre. Le soldat avait tout vu et n'hésita pas longtemps : il jeta
la cape sur ses épaules et se mit à descendre derrière la benjamine. Au milieu
de l'escalier, il marcha un peu sur sa jupe ; la princesse eut peur et s'écria :
- Qu'est-ce que c'est ? Qui est-ce qui tient ma robe ?
- Que tu es bête ! la fit taire l'aînée, tu as dû juste t'accrocher à un clou.
Elles descendirent tout en bas pour se retrouver dans une allée merveilleuse.
Les feuilles des arbres y étaient en argent, elles brillaient et scintillaient.
- Il faut que je garde une preuve, décida le soldat.
Il cassa une petite branche, mais l'arbre craqua très fort.
- Il se passe quelque chose s'écria, anxieuse, la plus jeune princesse.
Avez-vous entendu ce bruit ?
Mais l'aînée la calma :
- Ce sont des coups de canon. Nos princes se réjouissent que nous allions
bientôt les délivrer.
Elles avancèrent dans une autre allée où les feuilles étaient en or, et
finalement elles entrèrent dans une allée où sur les arbres de vrais diamants
étincelaient. Le soldat arracha une petite branche dans l'allée d'or et dans
celle aux diamants et à chaque fois un craquement retentit. La plus jeune des
princesses avait peur et sursautait à chaque fois ; mais l'aînée persistait à
dire qu'il s'agissait bien des coups de canon en leur honneur.
Elles continuèrent leur chemin lorsqu'elles arrivèrent à un lac ; près de la
rive voguaient douze barques et dans chacune d'elles se tenait un très beau
prince. Les douze princes attendaient leurs douze princesses. Chacun en prit une
dans sa barque. Le soldat s'assit près de la plus jeune.
- Je ne comprends pas, s'étonna le prince, la barque me semble aujourd'hui plus
lourde que d'habitude. je dois ramer de toutes mes forces pour avancer.
- Ça doit être la chaleur ou l'orage, estima la petite princesse, je me sens moi
aussi toute moite.
Sur l'autre rive brillait un palais magnifique, tout illuminé, et une musique
très gaie s'en échappait. Le roulement des tambours et le son des trompettes
résonnaient à la surface de l'eau. Les princes et les princesses accostèrent et
entrèrent dans le palais, puis chaque prince invita la princesse de son choix à
danser. Le soldat, toujours invisible, dansa avec eux, et chaque fois qu'une
princesse prenait une coupe dans la main, il buvait le vin qu'elle contenait
avant que la princesse ne pût approcher la coupe de ses lèvres. La plus jeune
princesse en était toute retournée mais l'aînée était toujours là pour la
rassurer.
Ils dansèrent toute la nuit, jusqu'à trois heures du matin ; à ce moment les
semelles des souliers des princesses étaient déjà usées et elles durent
s'arrêter. Les princes les ramenèrent sur l'autre rive, le soldat s'étant cette
fois-ci assis à côté de l'ainée. Les princesses firent leurs adieux aux princes
et promirent de revenir. Le soldat les devança en montant les marches, sauta
dans son lit et lorsque les douze princesses fatiguées arrivèrent en haut à
petits pas, dans la chambre un ronflement très fort résonnait déjà.
Les princesses l'ayant entendu, se dirent :
- Avec celui-là, il n'y a rien à craindre.
Et elles se déshabillèrent, rangèrent leurs belles robes dans les armoires,
leurs souliers usés sous les lits et elles se couchèrent.
Le lendemain matin, le soldat décida de ne rien dire. Il avait envie d'aller au
moins une fois encore avec elles pour être témoin de leurs étonnantes
réjouissances. Il suivit donc les princesses la deuxième et la troisième nuit et
tout se passa exactement comme la première fois ; les princesses dansèrent
jusqu'à ce que leurs souliers soient usés jusqu'à la corde. La troisième nuit,
le soldat emporta une coupe comme preuve.
Vint l'instant où le soldat dut donner la réponse au roi. Il mit dans sa poche
les trois petites branches ainsi que la coupe, et il se présenta devant le
trône. Les douze princesses se tenaient derrière la porte pour écouter ce qu'il
allait dire.
Le roi demanda d'emblée :
- Où mes douze filles dansent-elles pour user tant leurs souliers ?
- Dans un palais qui est sous terre, répondit le soldat. ...
|
|
|