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GRIMM BRÜDER
Title:LA CHOUETTE
Subject:GERMAN FICTION
Jacob et Wilhelm GRIMM
LA CHOUETTE
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Il y a environ quelques siècles, lorsque les hommes n'étaient pas encore aussi
fins et aussi rusés qu'ils le sont aujourd'hui, il arriva une singulière
histoire dans je ne sais plus quelle petite ville, fort peu familiarisée, comme
on va le voir, avec les oiseaux nocturnes.
À la faveur d'une nuit très obscure, une chouette, venue d'une forêt voisine,
s'était introduite dans la grange d'un habitant de la petite ville en question
et, quand reparut le jour, elle n'osa pas sortir de sa cachette, par crainte des
autres oiseaux qui n'auraient pas manqué de la saluer d'un concert de cris
menaçants.
Or, il arriva que le domestique vint chercher une botte de paille dans la grange
; mais à la vue des yeux ronds et brillants de la chouette tapie dans un coin,
il fut saisi d'une telle frayeur qu'il prit ses jambes à son cou, et courut
annoncer à son maître qu'un monstre comme il n'en avait encore jamais vu se
tenait caché dans la grange, qu'il roulait dans ses orbites profondes des yeux
terribles, et qu'à coup sûr, cette horrible bête avalerait un homme sans
cérémonie et sans difficulté.
- Je te connais, beau masque, lui répondit son maître ; s'il ne s'agit que de
faire la chasse aux merles dans la plaine, le coeur ne te manque pas ; mais
aperçois-tu un pauvre coq étendu mort contre terre, avant de t'en approcher, tu
as soin de t'armer d'un bâton. Je veux aller voir moi-même à quelle espèce de
monstre nous allons avoir affaire.
Cela dit, notre homme pénétra d'un pied hardi dans la grange, et se mit à
regarder en tous sens.
Il n'eut pas plutôt vu de ses propres yeux l'étrange et horrible bête, qu'il fut
saisi d'un effroi pour le moins égal à celui de son domestique. En deux bonds il
fut hors de la grange, et courut prier ses voisins de vouloir bien lui prêter
aide et assistance contre un monstre affreux et inconnu :
- Il y va de votre propre salut, leur dit-il, car si ce terrible animal parvient
à s'évader de ma grange, c'en est fait de la ville entière !
En moins de quelques minutes, des cris d'alarme retentirent par toutes les rues
; les habitants arrivèrent armés de piques, de fourches et de faux, comme s'il
se fût agi d'une sortie contre l'ennemi ; puis enfin parurent, en grand costume
et revêtus de leur écharpe, les conseillers de la commune avec le bourgmestre en
tête. Après s'être mis en rang sur la place, ils s'avancèrent militairement vers
la grange qu'ils cernèrent de tous côtés. Alors le plus courageux de la troupe
sortit du cercle, et se risqua à pénétrer dans la grange, la pique en avant ;
mais on l'en vit ressortir aussitôt à toutes jambes, pâle comme la mort, et
poussant de grands cris.
Deux autres bourgeois intrépides osèrent encore après lui tenter l'aventure,
mais ils ne réussirent pas mieux.
À la fin, on vit se présenter un homme d'une stature colossale et d'une force
prodigieuse. C'était un ancien soldat qui par sa bravoure s'était fait une
réputation à la guerre.
- Ce n'est pas en allant vous montrer les uns après les autres, dit-il, que vous
parviendrez à vous débarrasser du monstre ; il s'agit ici d'employer la force,
mais je vois avec peine que la peur a fait de vous autant de femmes. Cela dit,
notre valeureux guerrier se fit apporter cuirasse, glaive et lance, puis il
s'arma en guerre.
Chacun vantait son courage, quoique presque tous fussent persuadés qu'il courait
à une mort certaine. Les deux portes de la grange furent ouvertes, et l'on put
voir alors la chouette qui était allée se poser sur une poutre du milieu. Le
soldat se décida à monter à l'assaut. En conséquence, on lui apporta une échelle
qu'il plaça contre la poutre.
Au moment où il s'apprêta à monter, ses camarades lui crièrent en choeur de se
conduire en homme ; puis, ils le recommandèrent à saint Georges qui, chacun le
sait, dompta jadis le dragon.
Quand il fut parvenu aux trois quarts de l'échelle, la chouette qui s'aperçut
qu'on en voulait à sa noble personne, et que d'ailleurs les clameurs de la foule
avaient effarouchée, ne sachant de quel côté s'enfuir, se mit soudain à rouler
de grands yeux, hérissa ses plumes, déploya ses vastes ailes, desserra son bec
hideux, et poussa trois cris sauvages, d'une voix rauque et effrayante.
- Frappez-la de votre lance ! frappez-la de votre lance ! s'écrièrent au même
instant du dehors les bourgeois électrisés.
- Je voudrais bien vous voir à ma place, répondit le belliqueux aventurier ; je
gage qu'alors vous ne seriez pas si braves.
Toutefois, il monta encore d'un degré sur l'échelle ; après quoi, la peur
s'empara de lui, si bien qu'il lui resta tout au plus assez de force pour
redescendre jusqu'au bas.
Dès lors, il ne se trouva plus personne pour affronter le danger.
- Au moyen de sa seule haleine et par la fascination de son regard, disaient-ils
tous, cet horrible monstre a pénétré de son venin et blessé à mort le plus
robuste d'entre nous ; à quoi nous servirait donc de nous exposer à une mort
certaine ?
D'accord sur ce point, ils tinrent conseil à l'effet de savoir ce qu'il y avait
à faire pour préserver la ville d'une ruine imminente. Pendant longtemps tous
les moyens avaient été jugés insuffisants, lorsque enfin, par bonheur, le
bourgmestre eut une idée.
- Mon avis est, dit ce respectable citoyen, que nous dédommagions, au nom de la
commune, le propriétaire de cette grange ; que nous lui payions la valeur de
tous les sacs d'orge et de blé qu'elle renferme puis, que nous y mettions le
feu, aux quatre coins, ce qui ne coûtera la vie à personne. Ce n'est pas dans
une circonstance aussi périlleuse qu'il faut se montrer avare des deniers
publics ; et d'ailleurs il s'agit ici du salut commun.
L'avis du bourgmestre fut adopté à l'unanimité.
En conséquence, le feu fut mis aux quatre coins de la grange, qui bientôt fut
entièrement consumée; tandis que la chouette s'envolait par le toit.
Si vous doutez de la vérité de ce récit, allez sur les lieux vous en informer
vous- même.
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