ANDERSEN HANS CHRISTIAN

Title:LE BISAÏEUL
Subject:OTHER LITERATURES Scarica il testo


Hans Christian ANDERSEN



Le Bisaïeul


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Le conte n'est pas de moi. Je le tiens d'un de mes amis, à qui je donne la
parole : Notre bisaïeul était la bonté même ; il aimait à faire plaisir, il
contait de jolies histoires ; il avait l'esprit droit, la tête solide. A vrai
dire il n'était que mon grand-père ; mais lorsque le petit garçon de mon frère
Frédéric vint au monde, il avança au grade de bisaïeul, et nous ne l'appelions
plus qu'ainsi. Il nous chérissait tous et nous tenait en considération ; mais
notre époque, il ne l'estimait guère. " Le vieux temps, disait-il, c'était le
bon temps. Tout marchait alors avec une sage lenteur, sans précipitation ;
aujourd'hui c'est une course universelle, une galopade échevelée ; c'est le
monde renversé. "
Quand le bisaïeul parlait sur ce thème, il s'animait à en devenir tout rouge ;
puis il se calmait peu à peu et disait en souriant : « Enfin, peut-être me
trompé-je. Peut-être est-ce ma faute si je ne me trouve pas à mon aise dans ce
temps actuel avec mes habitudes du siècle dernier. Laissons agir la Providence.
»
Cependant il revenait toujours sur ce sujet, et comme il décrivait bien tout ce
que l'ancien temps avait de pittoresque et de séduisant : les grands carrosses
dorés et à glaces où trônaient les princes, les seigneurs, les châtelaines
revêtues de splendides atours ; les corporations, chacune en costume différent,
traversant les rues en joyeux cortège, bannières et musiques en tête ; chacun
gardant son rang et ne jalousant pas les autres. Et les fêtes de Noël, comme
elles étaient plus animées, plus brillantes qu'aujourd'hui, et le gai carnaval !
Le vieux temps avait aussi ses vilains côtés : la loi était dure, il y avait la
potence, la roue ; mais ces horreurs avaient du caractère, provoquaient
l'émotion. Et quant aux abus, on savait alors les abolir généreusement : c'est
au milieu de ces discussions que j'appris que ce fut la noblesse danoise qui la
première affranchit spontanément les serfs et qu'un prince danois supprima dès
le siècle dernier la traite des noirs.
- Mais, disait-il, le siècle d'avant était encore bien plus empreint de grandeur
; les hauts faits, les beaux caractères y abondaient.
- C'étaient des époques rudes et sauvages, interrompait alors mon frère Frédéric
; Dieu merci, nous ne vivons plus dans un temps pareil.
Il disait cela au bisaïeul en face, et ce n'était pas trop gentil. Cependant il
faut dire qu'il n'était plus un enfant ; c'était notre ainé ; il était sorti de
l'Université après les examens les plus brillants. Ensuite notre père, qui avait
une grande maison de commerce, l'avait pris dans ses bureaux et il était très
content de son zèle et de son intelligence. Le bisaïeul avait tout l'air d'avoir
un faible pour lui ; C'est avec lui surtout qu'il aimait à causer ; mais quand
ils en arrivaient à ce sujet du bon vieux temps, cela finissait presque toujours
par de vives discussions ; aucun d'eux ne cédait ; et cependant, quoique je ne
fusse qu'un gamin, je remarquai bien qu'ils ne pouvaient pas se passer l'un de
l'autre. Que de fois le bisaïeul écoutait l'oreille tendue, les yeux tout pleins
de feu, ce que Frédéric racontait sur les découvertes merveilleuses de notre
époque, sur des forces de la nature, jusqu'alors inconnues, employées aux
inventions les plus étonnantes !
- Oui, disait-il alors, les hommes deviennent plus savants, plus industrieux,
mais non meilleurs. Quels épouvantables engins de destruction ils inventent pour
s'entre-tuer !
- Les guerres n'en sont que plus vite finies, répondait Frédéric ; on n'attend
plus sept ou même trente ans avant le retour de la paix. Du reste, des guerres,
il en faut toujours ; s'il n'y en avait pas eu depuis le commencement du monde,
la terre serait aujourd'hui tellement peuplée que les hommes se dévoreraient les
uns les autres.
Un jour Frédéric nous apprit ce qui venait de se passer dans une petite ville
des environs. A l'hôtel de ville se trouvait une grande et antique horloge ;
elle s'arrêtait parfois, puis retardait, pour ensuite avancer ; mais enfin telle
quelle, elle servait à régler toutes les montres de la ville. Voilà qu'on se mit
à construire un chemin de fer qui passa par cet endroit ; comme il faut que
l'heure des trains soit indiquée de façon exacte, on plaça à la gare une horloge
électrique qui ne variait jamais ; et depuis lors tout le monde réglait sa
montre d'après la gare ; l'horloge de la maison de ville pouvait varier à son
aise ; personne n'y faisait attention, ou plutôt on s'en moquait.
- C'est grave tout cela, dit le bisaïeul d'un air très sérieux. Cela me fait
penser à une bonne vieille horloge, comme on en fabrique à Bornholmy, qui était
chez mes parents ; elle était enfermée dans un meuble en bois de chêne et
marchait à l'aide de poids. Elle non plus n'allait pas toujours bien exactement
; mais on ne s'en préoccupait pas. Nous regardions le cadran et nous avions foi
en lui. Nous n'apercevions que lui, et l'on ne voyait rien des roues et des
poids. C'est de même que marchaient le gouvernement et la machine de l'Etat. On
avait pleine confiance en elle et on ne regardait que le cadran. Aujourd'hui
c'est devenu une horloge de verre ; le premier venu observe les mouvements des
roues et y trouve à redire ; on entend le frottement des engrenages, on se
demande si les ressorts ne sont pas usés et ne vont pas se briser. On n'a plus
la foi ; c'est là la grande faiblesse du temps présent.
Et le bisaïeul continua ainsi pendant longtemps jusqu'à ce qu'il arrivât à se
fâcher complètement, bien que Frédéric finit par ne plus le contredire. Cette
fois, ils se quittèrent en se boudant presque ; mais il n'en fut pas de même
lorsque Frédéric s'embarqua pour l'Amérique où il devait aller veiller à de
grands intérêts de notre maison. La séparation fut douloureuse ; s'en aller si
loin, au-delà de l'océan, braver flots et tempêtes.
- Tranquillise-toi, dit Frédéric au bisaïeul qui retenait ses larmes ; tous les
quinze jours vous recevrez une lettre de moi, et je te réserve une surprise. Tu
auras de mes nouvelles par le télégraphe ; on vient de terminer la pose du câble
transatlantique. En effet, lorsqu'il s'embarqua en Angleterre, une dépêche vint
nous apprendre que son voyage se passait bien, et, au moment où il mit le pied
sur le nouveau continent, un message de lui nous parvint traversant les mers
plus rapidement que la foudre.
- Je n'en disconviendrai pas, dit le bisaïeul, cette invention renverse un peu
mes idées ; c'est une vraie bénédiction pour l'humanité, et c'est au Danemark
qu'on a précisément découvert la force qui agit ainsi. Je l'ai connu, Christian
Oersted, qui a trouvé le principe de l'électromagnétisme ; il avait des yeux
aussi doux, aussi profonds que ceux d'un enfant ; il était bien digne de
l'honneur que lui fit la nature en lui laissant deviner un de ses plus intimes
secrets.
Dix mois se passèrent, lorsque Frédéric nous manda qu'il s'était fiancé là- bas
avec une charmante jeune fille ; dans la lettre se trouvait une photographie.
Comme nous l'examinâmes avec empressement ! Le bisaïeul prit sa loupe et la
regarda longtemps.
- Quel malheur, s'écria le bisaïeul, qu'on n'ait pas depuis longtemps connu cet
art de reproduire les traits par le soleil ! Nous pourrions voir face à face les
grands hommes de l'histoire. Voyez donc quel charmant visage ; comme cette jeune
fille est gracieuse ! Je la reconnaitrai dès qu'elle passera notre seuil.
Le mariage de Frédéric eut lieu en Amérique ; les jeunes époux revinrent en
Europe et atteignirent heureusement l'Angleterre d'où ils s'embarquèrent pour
Copenhague. Ils étaient déjà en face des blanches dunes du Jutland, lorsque
s'éleva un ouragan ; le navire, secoué, ballotté, tout fracassé, fut jeté à la
côte. La nuit approchait, le vent faisait toujours rage ; impossible de mettre à
la mer les chaloupes et on prévoyait que le matin le bâtiment serait en pièces.
Voilà qu'au milieu des ténèbres reluit une fusée ; elle amène un solide cordage
; les matelots s'en saisissent ; une communication s'établit entre les naufragés
et la terre ferme. Le sauvetage commence et, malgré les vagues et la tempête, en
quelques heures tout le monde est arrivé heureusement à terre.
A Copenhague nous dormions tous bien tranquillement, ne songeant ni aux dangers,
ni aux chagrins. Lorsque le matin la famille se réunit, joyeuse d'avance de voir
arriver le jeune couple, le journal nous ...