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ANDERSEN HANS CHRISTIAN
Title:LA SOUPE À LA BROCHETTE
Subject:OTHER LITERATURES
Hans Christian ANDERSEN
La Soupe à la Brochette
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I
Ecoutez quel festin exquis nous avons fait hier ! dit une vieille souris à une
de ses commères qui n'avait pas assisté au repas. Je me trouvais la vingtième à
gauche de notre vieux roi ; j'espère que c'était là une place honorable. Cela
doit vous intéresser de connaître le menu. Les entrées se suivaient dans un
ordre parfait : du pain moisi, de la couenne, du suif, et, pour le dessert, des
saucisses entières ; et puis cela recommença une seconde fois. C'est comme si
nous avions eu deux repas. On était tous de joyeuse humeur; on disait des
niaiseries.
« Tout fut dévoré ; il ne resta que les brochettes des saucisses. Une de mes
voisines rappela la locution proverbiale : soupe à la brochette, qu'on appelle
aussi soupe au caillou dans d'autres pays. Tout le monde en avait entendu parler
; personne n'en avait goûté, et encore moins ne savait le préparer. «On porta un
toast fort spirituellement tourné à l'inventeur de cette soupe. « Le vieux roi
se leva alors, et déclara que celle des jeunes souris qui saurait faire cette
soupe de la façon la plus appétissante deviendrait son épouse, serait reine : il
donna un délai d'un an et un jour pour se préparer à l'épreuve. »
- L'idée n'est vraiment pas mauvaise, dit la commère. Mais comment peut-on
préparer cette bienheureuse soupe ?
- Oui-da, comment s'y prendre? C'est ce que se demandent toutes nos jeunes
demoiselles de la gent souricière, et les vieilles aussi. Toutes voudraient bien
être reine ; mais ce qui les effraye, c'est que, pour trouver la fameuse
recette, il faut quitter père et mère et se lancer, à l'aventure, à travers le
vaste monde. Qui sait si, à l'étranger, on trouve tous les jours son content de
croûtes de fromage ou de couennes? Il est probable qu'on y doit souffrir la faim
; puis l'on risque fort d'être croqué par le chat.
Et, en effet, cette vilaine perspective refroidit vite l'ardeur des jeunes
souricelles ; il n'y en eut que quatre qui se présentèrent pour tenter
l'expérience. Elles étaient jeunes, gentilles et alertes, mais pauvres. Chacune
se dirigea vers un des points cardinaux ; on leur souhaita à toutes bonne
chance.
Elles partirent au commencement de mai ; elles ne revinrent que juste un an
après, mais trois seulement ; la quatrième manquait ; elle n'avait pas non plus
donné de ses nouvelles. Le jour fixé était arrivé.
- Tout plaisir est mêlé de quelque peine, dit le roi ; la pauvre petite aura
péri.
Puis il donna l'ordre de convoquer, dans une vaste cuisine, toutes les souris à
bien des lieues à la ronde. Les trois souricelles étaient placées à part, sur le
même rang ; à côté d'elles, une brochette recouverte d'un voile noir, en
souvenir de la quatrième, qui n'avait pas reparu. Il fut ordonné que personne ne
pourrait émettre un avis sur ce qui allait se dire, avant que le roi eût exprimé
son opinion.
II
CE QUE LA PREMIERE SOURICELLE AVAIT VU ET APPRIS DANS SES VOYAGES
Je commençai par m'embarquer sur un navire qui vogua vers le nord. Je m'étai
laissé dire que le maître queux était un habile homme, qui savait se tirer
d'affaire, et que sur mer, en effet, il fallait pouvoir faire la cuisine avec
peu de chose. « Peut-être, m'étais-je dit, sera-t-il obligé de faire la soupe
avec une brochette ; nous verrons alors comme il s'y prendra. » Mais, pas du
tout ; il y avait là quantité de tranches de lard, de gros tonneaux de viande
salée et de belle farine. Ma foi, je vécus dans l'abondance ; il ne fut pas
question de faire de la soupe à la brochette. Nous naviguâmes bien des nuits et
des jours ; le navire dansait effroyablement. Enfin nous arrivâmes à
destination, tout à l'extrême nord. Je quittai le navire et m'élançai à terre.
Je vis devant moi de grandes et épaisses forêts de sapins et de bouleaux ; une
forte odeur de résine s'en dégageait. D'abord je crus que cela sentait le
saucisson ; je me précipitai vers le bois ; mais tout ce que j'y gagnai, ce fut
un rude éternuement.
En m'avançant, je trouvai de grands lacs. De loin, on croyait que c'était une
immense mare d'encre; mais, de près, l'eau en était claire et limpide. Une
troupe de cygnes s'y tenait immobile. D'abord je pensai que c'était un amas
d'écume ; mais ils sortirent de l'eau, et je les reconnus.
Moi, je me tins aux bêtes de mon espèce. Je me liai avec des souris des champs
et des bois ; mais elles ne savent pas grand-chose, surtout en matière d'art
culinaire. Lorsque je leur parlai de la soupe à la brochette elles déclarèrent
que la chose était une pure impossibilité ; je vis bien qu'elles ne
connaissaient pas le secret que je poursuivais. Mais elles m'apprirent pourquoi
l'odeur était si forte dans la forêt, pourquoi plantes et fleurs étaient si
aromatiques. Nous étions au mois de mai, en plein printemps.
Près de la lisière de la forêt, s'élevait une grande perche, haute comme le mât
d'un navire ; tout en haut, des couronnes de fleurs, des rubans de couleur
étaient attachés : c'était l'arbre de mai. Les garçons de ferme et les servantes
dansaient autour, au son d'un violon qu'ils accompagnaient en chantant à
tue-tête. J'allai me blottir à l'écart, dans une touffe de belle mousse bien
douce ; la lune donnait en plein sur ce tapis vert, couleur qui repose les yeux
quand on les a fatigués.
Tout à coup je vis surgir autour de moi toute une troupe de charmantes petites
créatures ; elles étaient conformées comme des hommes, mais mieux
proportionnées. C'étaient des elfes : ils portaient de magnifiques habits,
taillés dans les feuilles des plus belles fleurs, garnis avec les ailes des plus
brillants scarabées ; c'était une délicieuse variété de couleurs.
Ils avaient tous l'air de chercher quelque chose dans l'herbe ; quelques-uns
s'approchèrent de moi.
- Voilà juste ce qu'il nous faut, dit un des plus gentils de ces elfes, en
montrant ma brochette, que je tenais dans ma patte.
Et, plus il regardait mon bâton de voyage, plus il en paraissait enchanté.
- Je veux bien le prêter, dis-je, mais il faudra me le rendre.
- Rendre ! rendre ! s'écrièrent-ils en choeur.
Et ils saisirent la brochette, que je leur abandonnai.
Ils s'en allèrent en dansant vers un endroit où la mousse n'était pas trop
touffue. Là ils fichèrent en terre ma brochette. Maintenant je compris ce qu'ils
voulaient : c'était d'avoir aussi leur arbre de mai. Ils se mirent à le décorer
; jamais je ne vis pareille magnificence.
Des petites araignées vinrent couvrir le petit bâton de fils d'or, et y
suspendirent des bannières finement tissées, qui volaient au vent ; au clair de
la lune, la blancheur en était si resplendissante, que j'en eus les yeux
éblouis. Puis ces industrieuses bestioles allèrent prendre les couleurs les plus
éclatantes aux ailes des papillons endormis, et vinrent en barioler leurs
charmants tissus.
Quelques pétales de fleurs, quelques gouttes de rosée qui brillaient comme des
diamants, furent placés çà et là avec goût. Je ne reconnaissais plus ma
brochette ; jamais il n'y eut sur cette terre d'arbre de mai comparable à celui-
là.
On alla quérir les elfes pour qui on avait préparé toutes ces merveilles, les
seigneurs et les belles dames ; ceux que j'avais d'abord vus n'étaient que des
serviteurs. On m'invita à m'approcher pour jouir de la fête, mais pas trop près,
car, en remuant, j'aurais pu écraser de mon poids quelqu'un de la société.
Les danses commencèrent. Quelle délicieuse musique j'entendis alors ! A travers
tout le bois résonnaient des chants d'oiseaux. C'était un son plein et
harmonieux, et fort comme celui d'un millier de cloches de verre. Le tout était
accompagné du doux susurrement des branches d'arbre ; je distinguai aussi le
tintement des clochettes bleues qui étaient suspendues à ma brochette, qui,
elle-même, frappée avec une tige de fleur par un des elfes, rendait le son le
plus mélodieux. Jamais je n'aurais cru la chose possible. Ce petit bâton
devenait un instrument de musique : tout dépend de la façon dont on s'y prend.
J'étais transportée, touchée jusqu'aux larmes ; quoique je ne sois qu'une petite
souris, j'ai la sensibilité vive, et je pleurai de joie. Que la nuit me parut
courte ! Mais en cette saison, il n'y a pas à dire, le soleil se lève de bon
matin.
A l'aurore vint un coup ...
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