ANDERSEN HANS CHRISTIAN

Title:LE VIEUX RÉVERBÈRE
Subject:OTHER LITERATURES Scarica il testo


Hans Christian ANDERSEN

Le Vieux Réverbère


********


Il était une fois un honnête vieux réverbère qui avait rendu de bons et loyaux
services pendant de longues, longues années, et on s'apprêtait à le remplacer.
C'était le dernier soir qu'il était sur son poteau et éclairait la rue ; il se
sentit un peu comme un vieux figurant de ballet qui danse pour la dernière fois
et sait que dès le lendemain il sera mis au rancart. Le réverbère redoutait
terriblement ce lendemain. Il savait qu'on l'amènerait à la mairie où trente-six
sages de la ville l'examineraient pour décider s'il était encore bon pour le
service ou pas. C'est là qu'on déciderait s'il devait éclairer un pont ou une
usine à la campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyât directement dans une
fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il pouvait devenir vraiment
n'importe quoi d'autre.
Quel que fût son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien de nuit et à sa
femme. Il les considérait comme sa propre famille. Il était devenu réverbère en
même temps que l'homme était devenu veilleur de nuit. La femme, à l'époque,
avait un comportement altier et ne s'occupait du réverbère que le soir, quand
elle passait par là, mais jamais dans la journée. Au cours des dernières années,
depuis qu'ils avaient vieilli tous les trois, le veilleur, sa femme et le
réverbère, la femme du veilleur s'en occupait elle aussi, nettoyait la lampe et
y versait de l'huile. C'étaient de braves gens, l'un comme l'autre.
Ainsi le réverbère était dans la rue pour son dernier soir et demain il irait à
la mairie. Ces deux sombres pensées le hantaient et vous vous imaginez sans
doute comment il brûlait. Mais d'autres idées encore lui passaient par la tête.
Il ne lui viendrait jamais à l'esprit d'en parler à haute voix, car c'était un
réverbère bien élevé qui ne voulait blesser personne. Mais que de souvenirs !
Par moments, sa flamme montait brusquement, comme si le réverbère avait
soudainement senti : Oui, il y a quelqu'un qui se souvient de moi. Par exemple
ce beau garçon autrefois ... Oh, oui, bien des années ont passé depuis ! Il
était venu vers moi avec une lettre sur papier rose pâle, si fin et à bordure
dorée, et si joliment écrite ; c'était une écriture de femme. Il lut la lettre
deux fois puis l'embrassa. Ensuite, il leva la tête, me regarda et ses yeux
disaient : « Je suis le plus heureux des hommes ! » Oui, lui et moi, nous étions
les seuls à savoir ce que la première lettre de sa bien-aimée contenait ... Je
me rappelle aussi d'une autre paire d'yeux ; c'est curieux comme mes pensées
sautent d'un sujet à l'autre. Un magnifique cortège funèbre passa dans la rue.
Dans le cercueil gisait, sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie
femme. Que de fleurs, de couronnes et de torches brûlantes ! J'en fus presque
soufflé. Sur le trottoir il y avait plein de gens qui suivaient lentement le
cortège. Lorsque les torches furent hors de vue, je regardai autour de moi, un
homme se tenait encore là et pleurait. Jamais je n'oublierai la tristesse de ces
yeux qui me regardaient ! »
Des pensées diverses venaient ainsi au vieux réverbère qui éclairait la rue ce
soir pour la dernière fois. Le factionnaire que l'on relève connaît la personne
qui va le remplacer et peut même échanger quelques paroles avec elle. Le
réverbère ne savait pas qui allait le remplacer et pourtant, il était à même de
donner à son remplaçant quelques bons conseils, sur la pluie et la rouille par
exemple ou sur la lune qui éclaire le trottoir ou encore sur la direction du
vent.
Trois candidats s'étaient présentés sur le bord de la rigole, croyant que
c'était le réverbère lui-même qui attribuait l'emploi. Le premier était une tête
de hareng. Comme elle luisait dans l'obscurité elle pensait que si c'était elle
qui montait sur le poteau, cela ferait économiser de l'huile. Le deuxième était
un morceau de bois pourri, qui brillait lui aussi, et certainement bien mieux
que n'importe quelle morue salée, comme il le fit entendre. D'autre part, il
était le dernier morceau d'un arbre qui avait été autrefois la gloire de la
forêt. Le troisième était un ver luisant. Le réverbère ne savait pas d'où il
était venu, mais il était là, et même si bien là, qu'il luisait. Mais la tête de
hareng et le bois pourri jurèrent qu'il ne luisait que de temps en temps et que
dès lors il ne pouvait être pris en considération. Le vieux réverbère dit
qu'aucun d'eux n'éclairait assez pour être réverbère. Evidemment, ils ne
voulurent pas l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que le réverbère lui-même ne
pouvait attribuer sa fonction à personne, ils se réjouirent et dirent qu'ils en
étaient très heureux puisque de toute façon le réverbère était vraiment bien
trop sénile et donc incapable de choisir son remplaçant.
A ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au travers de la mitre
du vieux réverbère et lui dit :
- Comment, j'apprends que tu vas partir demain ? Je te vois donc ici ce soir
pour la dernière fois ? Il faut absolument que je te fasse un cadeau ! Je vais
souffler de l'air en toi et tu te rappelleras ensuite nettement ce que tu auras
vu et entendu ; tu auras la tête si claire que tu entendras tout ce que l'on
dira ou lira.
- C'est formidable, marmonna le vieux réverbère, merci beaucoup. Pourvu
seulement que je ne sois pas fondu !
- Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te rafraîchirai maintenant
la mémoire, et si on t'offre plusieurs petits cadeaux de ce genre, tu auras une
vieillesse plutôt gaie.
- Pourvu que je ne sois pas fondu, répéta le réverbère. Est-ce que dans ce cas
là aussi, je me rappellerai tout ?
- Vieux réverbère, sois raisonnable, souffla le vent.
La lune apparut à cet instant.
- Et vous, que donnez-vous ? demanda le vent.
- Je ne donnerai rien, répondit la lune. Je suis sur le déclin. Les réverbères
n'ont jamais lui pour moi, c'est toujours moi qui ai lui pour eux.
La lune se cacha derrière les nuages, elle ne voulait pas être ennuyée. Une
goutte d'eau tomba alors directement sur la mitre du réverbère. On aurait pu
penser qu'elle venait du toit, mais la goutte expliqua qu'elle était un cadeau
envoyé par les nuages gris, et un cadeau peut-être meilleur que tous les autres.

- Je pénétrerai en toi et tu auras la faculté, une nuit, quand tu le
souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de devenir poussière.
Mais le réverbère trouva que c'était un bien mauvais cadeau et le vent fut du
même avis :
- N'aurais-tu rien de mieux à proposer? Souffla-t-il de toutes ses forces.
A cet instant, ils virent une étoile filante suivie d'une longue et fine
traînée.
- Qu'est-ce que c'était ? s'écria la tête de hareng. N'était-ce pas une étoile ?
Je pense qu'elle est entrée directement dans le réverbère ! Si cet emploi est
convoité par de si importants personnages, il n'y a pas de place pour moi.
Là-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux réverbère brilla soudain
avec une force étonnante :
- Quel beau cadeau ! Moi, pauvre vieux réverbère, remarqué par ces étoiles
étincelantes qui m'avaient toujours tellement ravi et qui brillent avec tant
d'éclat. Moi-même je n'ai jamais réussi à briller si fort malgré tous mes
efforts, et j'aurais pourtant tant voulu ! Elles m'ont envoyé une des leurs avec
un cadeau, et désormais tout ce que je me rappellerai et tout ce que moi-même
verrai nettement, pourra être vu également par tous ceux que j'aime. Et c'est
cela le vrai bonheur, car si je n'ai personne avec qui la partager, ma joie
n'est pas complète.
- C'est en effet une idée très estimable, dit le vent. Mais tu n'as pas l'air de
savoir que pour cela il te faudrait une bougie de cire. Si aucune bougie n'est
allumée en toi, personne n'y verra rien. Et cela, les petites étoiles n'y ont
pas songé. Elles pensent sans doute que tout ce qui brille a au moins une bougie
à l'intérieur. Mais je suis fatigué, déclara le vent. Je vais me coucher.
Le jour suivant ... bah ! le jour suivant ne nous intéresse pas. Le soir suivant
donc, le réverbère était sur un fauteuil et où ? ... Chez ...