|
|
ANDERSEN HANS CHRISTIAN
Title:LES VOISINS
Subject:OTHER LITERATURES
Hans Christian ANDERSEN
Les Voisins
**********
On aurait vraiment pu croire que la mare aux canards était en pleine révolution
; mais il ne s'y passait rien. Pris d'une folle panique, tous les canards qui,
un instant avant, se prélassaient avec indolence sur l'eau ou y barbotaient
gaiement, la tête en bas, se mirent à nager comme des perdus vers le bord, et,
une fois à terre, s'enfuirent en se dandinant, faisant retentir les échos
d'alentour de leurs cris les plus discordants. La surface de l'eau était tout
agitée. Auparavant elle était unie comme une glace ; on y voyait tous les arbres
du verger, la ferme avec son toit et le nid d'hirondelles ; au premier plan, un
grand rosier tout en fleur qui, adossé au mur, se penchait au-dessus de la mare.
Maintenant on n'apercevait plus rien ; le beau paysage avait disparu subitement
comme un mirage. A la place il y avait quelques plumes que les canards avaient
perdues dans leur fuite précipitée ; une petite brise les balançait et les
poussait vers le bord. Survint une accalmie, et elles restèrent en panne. La
tranquillité rétablie, l'on vit apparaître de nouveau les roses. Elles étaient
magnifiques ; mais elles ne le savaient pas. La lumière du soleil passait à
travers leurs feuilles délicates ; elles répandaient la plus délicieuse senteur.
- Que l'existence est donc belle ! dit l'une d'elles. Il y a pourtant une chose
qui me manque. Je voudrais embrasser ce cher soleil, dont la douce chaleur nous
fait épanouir ; je voudrais aussi embrasser les roses qui sont là dans l'eau.
Comme elles nous ressemblent ! Il y a encore là-haut les gentils petits oiseaux
que je voudrais caresser. Comme ils gazouillent joliment quand ils tendent leurs
têtes mignonnes hors de leur nid ! Mais il est singulier qu'ils n'aient pas de
plumes, comme leur père et leur mère. Quels excellents voisins cela fait !
Ces jeunes oiseaux étaient des moineaux ; leurs parents aussi étaient des
moineaux ; ils s'étaient installés dans le nid que l'hirondelle avait
confectionné l'année d'avant : ils avaient fini par croire que c'était leur
propriété.
- Sont-ce des pièces pour faire des habits aux canards ? demanda l'un des petits
moineaux, en apercevant les plumes sur l'eau.
- Comment pouvez-vous dire des sottises pareilles ? dit la mère. Ne savez-vous
donc pas qu'on ne confectionne pas des vêtements aux oiseaux comme aux hommes ?
Ils nous poussent naturellement. Les nôtres sont bien plus fins que ceux des
canards. A propos, je voudrais bien savoir ce qui a pu tant effrayer ces lourdes
bêtes. Je me rappelle que j'ai poussé quelques pip, pip énergiques en vous
grondant tout à l'heure. Serait-ce cela ? Ces grosses roses, qui étaient aux
premières loges, devraient le savoir ; mais elles ne font attention à rien ;
elles sont perdues dans la contemplation d'elles-mêmes. Quels ennuyeux voisins !
Les petits marmottèrent quelques légers pip d'approbation.
- Entendez-vous ces amours d'oiseaux ! dirent les roses. Ils s'essayent à
chanter ; cela ne va pas encore ; mais dans quelque temps ils fredonneront
gaiement. Que ce doit être agréable de savoir chanter ! on fait plaisir à
soi-même et aux autres. Que c'est charmant d'avoir de si joyeux voisins !
Tout à coup deux chevaux arrivèrent au galop ; on les menait boire à la mare. Un
jeune paysan montait l'un ; il n'avait sur lui que son pantalon et un large
chapeau de paille. Le garçon sifflait mieux qu'un moineau ; il fit entrer ses
chevaux dans l'eau jusqu'à l'endroit le plus profond. En passant près du rosier,
il en cueillit une fleur et la mit à son chapeau. Il n'était pas peu fier de cet
ornement. Les autres roses, en voyant s'éloigner leur soeur, se demandèrent
l'une à l'autre :
- Où peut-elle bien aller ?
Aucune ne le savait.
- Parfois je souhaite de pouvoir me lancer à travers le monde, dit l'une d'elles
; mais réellement je me trouve très bien ici : le jour, le soleil y donne en
plein ; et la nuit, je puis admirer le bel éclat lumineux du ciel à travers les
petits trous du grand rideau bleu.
C'est ainsi que dans sa simplicité elle désignait les étoiles.
- Nous apportons ici l'animation et la gaieté, reprit la mère moineau. Les
braves gens croient qu'un nid d'hirondelles porte bonheur, c'est pourquoi l'on
ne nous tracasse pas ; on nous aime au contraire, et l'on nous jette de temps en
temps quelques bonnes miettes. Mais nos voisins, à quoi peuvent-ils être utiles?
Ce grand rosier, là contre le mur, ne fait qu'y attirer l'humidité. Qu'on
l'arrache donc et qu'à sa place on sème un peu de blé. Voilà une plante
profitable. Mais les roses, ce n'est que pour la vue et l'odorat. Elles se
fanent l'une après l'autre. Alors, m'a appris ma mère, la femme du fermier en
recueille les feuilles. On les met ensuite sur le feu pour que cela sente bon.
Jusqu'au bout de leur existence, elles ne sont bonnes que pour flatter les yeux
et le nez.
Lorsque le soir approcha et que des myriades d'insectes se mirent à danser des
rondes dans les vapeurs légères que le soleil couchant colore en rose, le
rossignol arriva et chanta pour les roses ses plus délicieux airs : le refrain
était que le beau est aussi nécessaire au monde que le rayon de soleil.
Les fleurs pensaient que l'oiseau faisait allusion à ses propres mélodies ;
elles n'avaient pas l'idée qu'il chantait leur beauté. Elles n'en étaient pas
moins ravies de ses harmonieuses roulades : elles se demandaient si les petits
moineaux du toit deviendraient aussi un jour des rossignols.
- J'ai fort bien compris le chant de cet oiseau des bois, dit l'un d'eux, sauf
un mot qui n'a pas de sens pour moi : le beau : qu'est-ce cela?
- A vrai dire, ce n'est rien du tout, répondit-elle ; c'est si fragile ! Tenez,
là-bas au château, où se trouve le pigeonnier dont les habitants reçoivent tous
les jours pois et avoine à gogo (j'y vais quelquefois marauder et y présenterai
un jour), donc, au château ils ont deux énormes oiseaux au cou vert et portant
une crête sur la tête : ces bêtes peuvent faire de leur queue une roue aux
couleurs tellement éclatantes qu'elles font mal aux yeux : c'est là ce qu'il y a
de plus beau au monde. Eh bien, je vous demande un peu : si l'on arrachait les
plumes à ces paons (c'est ainsi qu'on appelle ces animaux si fiers),
auraient-ils meilleure façon que nous ? Je leur aurais depuis longtemps enlevé
leur parure, s'ils n'étaient pas si gros. Mais c'est pour vous dire que le beau
tient à peu de chose.
- Attendez, c'est moi qui leur arracherai leurs plumes ! s'écria le petit
moineau, qui n'avait lui-même encore qu'un mince duvet.
Dans la maison habitaient un jeune fermier et sa femme ; c'étaient de bien
braves gens, ils travaillaient ferme ; tout chez eux avait un air propre et gai.
Tous les dimanches matin, la fermière allait cueillir un bouquet des plus belles
roses et les mettait dans un vase plein d'eau sur le grand bahut.
«Voilà mon véritable almanach, disait le mari ; c'est à cela que je vois que
c'est bien aujourd'hui dimanche. » Et il donnait à sa femme un gros baiser.
- Que c'est fastidieux, toujours des roses ! dit la mère moineau.
Tous les dimanches on renouvelait le bouquet ; mais pour cela le rosier ne
dégarnissait pas de fleurs. Dans l'intervalle il était poussé des plumes aux
petits moineaux ; ils demandèrent un jour à accompagner leur maman au fameux
pigeonnier ; mais elle ne le permit pas encore. Elle partit pour aller leur
chercher à manger ; la voilà tout à coup prise au lacet que des gamins avaient
tendu sur une branche d'arbre. La pauvrette avait ses pattes entortillées dans
le crin qui la serrait horriblement. Les gamins, qui guettaient sous un bosquet,
accoururent et saisirent l'oiseau brusquement.
- Ce n'est qu'un pierrot ! dirent-ils.
Mais ils ne le relâchèrent pas pour cela. Ils l'emportèrent à la maison, et
chaque fois que le malheureux oiseau se démenait et criait, ils le secouaient.
Chez eux ils trouvèrent un vieux colporteur, qui était en tournée. C'était un
rieur ; à l'aide de ses plaisanteries il vendait force morceaux de savon et pots
de pommade. Les galopins lui montrèrent le moineau.
- Ecoutez, dit-il, nous allons le faire bien beau, il ne se reconnaîtra plus
lui- même.
L'infortunée maman moineau frissonna de tous ses membres. Le vieux prit dans sa
balle ...
|
|
|