GRIMM BRÜDER

Title:LES DEUX COMPAGNONS EN TOURNÉE
Subject:GERMAN FICTION Scarica il testo


Jacob et Wilhelm GRIMM


LES DEUX COMPAGNONS EN TOURNÉE



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Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent, et souvent
les bons avec les mauvais. Un cordonnier et un tailleur se trouvèrent sur la
même route en faisant leur tour de pays. Le tailleur était un joli petit homme
toujours gai et de bonne humeur. Il vit venir de son côté le cordonnier et,
reconnaissant son métier au paquet qu'il portait, il se mit à chanter une petite
chanson moqueuse :
Perce un point subtil ;
Tire fort ton fil,
Poisse-le bien dans sa longueur,
Chasse tes clous avec vigueur.
Mais le cordonnier, qui n'entendait pas la plaisanterie, prit un air comme s'il
avait bu du vinaigre ; on aurait cru qu'il allait sauter à la gorge du tailleur.
Heureusement le petit bonhomme lui dit en riant et en lui présentant sa gourde :
- Allons, c'était pour rire ; bois un coup et ravale ta bile.
Le cordonnier but un grand trait, et l'air de son visage parut revenir un peu au
beau. Il rendit la gourde au tailleur en disant :
- J'y ai fait honneur. C'est pour la soif présente et pour la soif à venir.
Voulez- vous que nous voyagions ' ensemble ?
- Volontiers, dit le tailleur, pourvu que nous allions dans quelque grande ville
où l'ouvrage ne manque pas.
- C'est aussi mon intention, dit le cordonnier ; dans les petits endroits il n'y
a rien à faire ; les gens y vont nu-pieds.
Et ils firent route ensemble, à pied comme les chiens du roi.
Tous deux avaient plus de temps à perdre que d'argent à dépenser. Dans chaque
ville où ils entraient, ils visitaient les maîtres de leurs métiers ; et, comme
le petit tailleur était joli et de bonne humeur, avec de gentilles joues roses,
on lui donnait volontiers de l'ouvrage ; souvent même, sous la porte, la fille
du patron lui laissait prendre un baiser par-dessus le marché. Quand il se
retrouvait avec son compagnon, sa bourse était toujours la mieux garnie. Alors,
le cordonnier, toujours grognon, allongeait encore sa mine en grommelant :
- Il n'y a de la chance que pour les coquins.
Mais le tailleur ne faisait qu'en rire, et il partageait tout ce qu'il avait
avec son camarade. Dès qu'il sentait sonner deux sous dans sa poche, il faisait
servir du meilleur, et les gestes de sa joie faisaient sauter les verres sur la
table ; c'était, chez lui, lestement gagné, lestement dépensé.
Après avoir voyagé pendant quelque temps, ils arrivèrent à une grande forêt par
laquelle passait le chemin de la capitale du royaume. Il fallait choisir entre
deux sentiers, l'un offrant une longueur de sept jours, l'autre de deux jours de
marche mais ils ne savaient ni l'un ni l'autre quel était le plus court. Ils
s'assirent sous un chêne et tinrent conseil sur le parti à prendre et sur la
quantité de pain qu'il convenait d'emporter. Le cordonnier dit :
- On doit toujours pousser la précaution aussi loin que possible ; je prendrai
du pain pour sept jours.
- Quoi ! dit le tailleur, traîner sur son dos du pain pour sept jours comme une
bête de somme ! À la grâce de Dieu ; je ne m'en embarrasse pas. L'argent que
j'ai dans ma poche vaut autant en été qu'en hiver, mais en temps chaud le pain
se dessèche et moisit. Mon habit ne va pas plus bas que la cheville, je ne
prends pas tant de précautions. Et d'ailleurs, pourquoi ne tomberions-nous pas
sur le bon chemin ? Deux jours de pain, c'est bien assez.
Chacun d'eux fit sa provision, et ils se mirent en route au petit bonheur.
Tout était calme et tranquille dans la forêt comme dans une église. On
n'entendait ni le souffle du vent, ni le murmure des ruisseaux, ni le chant des
oiseaux, et l'épaisseur du feuillage arrêtait les rayons du soleil. Le
cordonnier ne disait mot, courbé sous sa charge de pain, qui faisait couler la
sueur sur son noir et sombre visage. Le tailleur, au contraire, était de la plus
belle humeur ; il courait de tous côtés, sifflant, chantant quelques petites
chansons, et il disait :
- Dieu, dans son paradis, doit être heureux de me voir si gai.
Les deux premiers jours se passèrent ainsi ; mais le troisième, comme ils ne
voyaient pas le bout de la route, le tailleur, qui avait consommé tout son pain,
sentit sa gaieté s'évanouir ; cependant, sans perdre courage, il se remit à sa
bonne chance et à la grâce de Dieu. Le soir, il se coucha sous un arbre avec la
faim, et il se releva le lendemain sans qu'elle fût apaisée. Il en fut de même
le quatrième jour, et pendant que le cordonnier dînait, assis sur un tronc
d'arbre abattu, le pauvre tailleur n'avait d'autre ressource que de le regarder
faire. Il lui demanda une bouchée de pain ; mais l'autre lui répondit en
ricanant :
- Toi qui étais toujours si gai, il est bon que tu connaisses un peu le malheur.
Les oiseaux qui chantent trop matin, le soir l'épervier les croque.
Bref il fut sans pitié.
Le matin du cinquième jour, le pauvre tailleur n'avait plus la force de se
lever. À peine si, dans son épuisement, il pouvait prononcer une parole ; il
avait les joues pâles et les yeux rouges. Le cordonnier lui dit :
- Tu auras un morceau de pain, mais à condition que je te crèverai l'oeil droit.

Le malheureux, obligé d'accepter cet affreux marché pour conserver sa vie,
pleura des deux yeux pour la dernière fois, et s'offrit à son bourreau, qui lui
perça l'oeil droit avec la pointe d'un couteau. Le tailleur se rappela alors ce
que sa mère avait coutume de lui dire dans son enfance, quand elle le fouettait
pour l'avoir surpris dérobant quelque friandise : « Il faut manger tant qu'on
peut, mais aussi souffrir ce qu'on ne saurait empêcher. » Quand il eut mangé ce
pain qui lui coûtait si cher, il se remit sur ses jambes et se consola de son
malheur en pensant qu'il y verrait encore assez avec un oeil. Mais le sixième
jour la faim revint, et le coeur lui défaillit tout à fait. Il tomba le soir au
pied d'un arbre et, le lendemain matin, la faiblesse l'empêcha de se lever. Il
sentait la mort venir. Le cordonnier lui dit :
- Je veux avoir pitié de toi et te donner encore un morceau de pain ; mais pour
cela je te crèverai l'oeil qui te reste.
Le pauvre petit homme songea alors à sa légèreté qui était cause de tout cela ,
et il demanda pardon à Dieu et dit :
- Fais ce que tu voudras, je souffrirai ce qu'il faudra. Mais songe que, si Dieu
ne punit pas toujours sur l'heure, il viendra cependant un instant où tu seras
payé du mal que tu me fais sans que je l'ai mérité. Dans mes jours heureux, j'ai
partagé avec toi ce que j'avais. Pour mon métier les yeux sont nécessaires.
Quand je n'en aurai plus et que je ne pourrai plus coudre, il faudra donc que je
demande l'aumône. Au moins, lorsque je serai aveugle, ne me laisse pas seul ici,
car j'y mourrai de faim.
Le cordonnier, qui avait chassé Dieu de son coeur, prit son couteau et lui creva
l'oeil gauche. Puis il lui donna un morceau de pain, et lui tendant le bout d'un
bâton, il le mena derrière lui.
Au coucher du soleil, ils arrivèrent à la lisière de la forêt, et devant un
gibet. Le cordonnier conduisit son compagnon aveugle jusqu'au pied des potences
et, l'abandonnant là, il continua sa route tout seul. Le malheureux s'endormit
accablé de fatigue, de douleur et de faim, et passa toute la nuit dans un
profond sommeil. À la pointe du jour, il s'éveilla sans savoir où il était. Il y
avait deux pauvres pécheurs pendus au gibet, avec des corbeaux sur leurs têtes.
Le premier pendu se mit à dire : Frère, dors-tu ?
- Je suis éveillé, répondit l'autre.
- Sais-tu, reprit le premier, que la rosée qui est tombée cette nuit du gibet
sur nous rendrait la vue aux aveugles qui s'en baigneraient les yeux ? S'ils le
savaient, plus d'un recouvrerait la vue, qu'il croit avoir perdue pour jamais.
Le tailleur, entendant cela, prit son mouchoir, le frotta sur l'herbe jusqu'à ce
qu'il fût mouillé par la rosée, et en humecta les cavités vides de ses yeux.
Aussitôt ce que le pendu avait prédit se réalisa, et les orbites se remplirent
de deux yeux vifs et clairvoyants. Le tailleur ne tarda pas à voir le soleil se
lever derrière les montagnes. ...