CARROLL LEWIS (DODGSON CHARLES LUTWIDGE)

Title:DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
Subject:ENGLISH FICTION Scarica il testo


Carroll Lewis (Dodgson Charles Lutwidge)


De l'autre côté du mirroir


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De l'autre côté du mirroir
llustrations de John Tenniel
Traduction de Jacques Papy

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I. La maison du miroir
II. Le jardin des fleurs vivantes
III. Insectes du miroir
IV. Bonnet Blanc et Blanc Bonnet
V. Laine et eau
VI. Le Gros Coco
VII. Le Lion et la Licorne
VIII. « C'est de mon invention »
IX. La Reine Alice
X. Secouement
XI. Réveil
XII. Qui a rêvé ?


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La maison du miroir

I
La maison du miroir

Ce qu'il y a de sûr, c'est que la petite chatte blanche n'y fut pour rien :
c'est la petite chatte noire qui fut la cause de tout. En effet, il y avait un
bon quart d'heure que la chatte blanche se laissait laver la figure par la
vieille chatte (et, somme toute, elle supportait cela assez bien) ; de sorte
que, voyez-vous, il lui aurait été absolument impossible de tremper dans cette
méchante affaire.
Voici comment Dinah s'y prenait pour laver la figure de ses enfants : d'abord,
elle maintenait la pauvre bête en lui appuyant une patte sur l'oreille, puis, de
l'autre patte, elle lui frottait toute la figure à rebrousse-poil en commençant
par le bout du nez. Or, à ce moment-là, comme je viens de vous le dire, elle
était en train de s'escrimer tant qu'elle pouvait sur la chatte blanche qui
restait étendue, parfaitement immobile, et essayait de ronronner (sans doute
parce qu'elle sentait que c'était pour son bien.)
Mais la toilette de la chatte noire avait été faite au début de l'après-midi ;
c'est pourquoi, tandis qu'Alice restait blottie en boule dans un coin du grand
fauteuil, toute somnolente et se faisant de vagues discours, la chatte s'en
était donné à coeur joie de jouer avec la pelote de grosse laine que la fillette
avait essayé d'enrouler, et de la pousser dans tous les sens jusqu'à ce qu'elle
fût complètement déroulée ; elle était là, étalée sur la carpette, tout
embrouillée, pleine de noeuds, et la chatte, au beau milieu, était en train de
courir après sa queue.
« Oh ! comme tu es vilaine ! s'écria Alice, en prenant la chatte dans ses bras
et en lui donnant un petit baiser pour bien lui faire comprendre qu'elle était
en disgrâce. Vraiment, Dinah aurait dû t'élever un peu mieux que ça! Oui, Dinah,
parfaitement ! tu aurais dû l'élever un peu mieux, et tu le sais bien!»
ajouta-t-elle, en jetant un regard de reproche à la vieille chatte et en parlant
de sa voix la plus revêche ; après quoi elle grimpa de nouveau dans le fauteuil
en prenant avec elle la chatte et la laine, et elle se remit à enrouler le
peloton. Mais elle n'allait pas très vite, car elle n'arrêtait pas de parler,
tantôt à la chatte, tantôt à elle-même. Kitty restait bien sagement sur ses
genoux, feignant de s'intéresser à l'enroulement du peloton ; de temps en temps,
elle tendait une de ses pattes et touchait doucement la laine, comme pour
montrer qu'elle aurait été heureuse d'aider Alice si elle l'avait pu.
« Sais-tu quel jour nous serons demain, Kitty ? commença Alice. Tu l'aurais
deviné si tu avais été à la fenêtre avec moi tout à l'heure... Mais Dinah était
en train de faire ta toilette, c'est pour ça que tu n'as pas pu venir. Je
regardais les garçons qui ramassaient du bois pour le feu de joie... et il faut
des quantités de bois, Kitty ! Seulement, voilà, il s'est mis à faire si froid
et à neiger si fort qu'ils ont été obligés d'y renoncer. Mais ça ne fait rien,
Kitty, nous irons admirer le feu de joie demain. » A ce moment, Alice enroula
deux ou trois tours de laine autour du cou de Kitty, juste pour voir de quoi
elle aurait l'air : il en résulta une légère bousculade au cours de laquelle le
peloton tomba sur le plancher, et plusieurs mètres de laine se déroulèrent.
« Figure-toi, Kitty, continua Alice dès qu'elles furent de nouveau
confortablement installées, que j'étais si furieuse en pensant à toutes les
bêtises que tu as faites aujourd'hui, que j'ai failli ouvrir la fenêtre et te
mettre dehors dans la neige ! Tu l'aurais bien mérité, petite coquine chérie !
Qu'as-tu à dire pour ta défense ? Je te prie de ne pas m'interrompre !
ordonna-t-elle en levant un doigt. Je vais te dire tout ce que tu as fait.
Premièrement : tu as crié deux fois ce matin pendant que Dinah te lavait la
figure. Inutile d'essayer de nier, Kitty, car je t'ai entendue ! Comment ?
Qu'est-ce que tu dis ? poursuivit-elle en faisant semblant de croire que Kitty
venait de parler. Sa patte t'est entrée dans l'oeil? C'est ta faute, parce que
tu avais gardé les yeux ouverts ; si tu les avais tenus bien fermés, ça ne te
serait pas arrivé. Je t'en prie, inutile de chercher d'autres excuses !
Ecoute-moi ! Deuxièmement: tu as tiré Perce-Neige en arrière par la queue juste
au moment où je venais de mettre une soucoupe de lait devant elle ! Comment ? Tu
dis que tu avais soif ? Et comment sais-tu si elle n'avait pas soif, elle aussi
? Enfin, troisièmement : tu as défait mon peloton de laine pendant que je ne te
regardais pas !
« Ça fait trois sottises, Kitty, et tu n'as encore été punie pour aucune des
trois. Tu sais que je réserve toutes tes punitions pour mercredi en huit... Si
on réservait toutes mes punitions à moi, continua-t-elle, plus pour elle-même
que pour Kitty, qu'est-ce que ça pourrait bien faire à la fin de l'année ? Je
suppose qu'on m'enverrait en prison quand le jour serait venu. Ou bien...
voyons... si chaque punition consistait à se passer de dîner : alors, quand ce
triste jour serait arrivé, je serais obligée de me passer de cinquante dîners à
la fois ! Mais, après tout, ça me serait tout à fait égal ! Je préférerais m'en
passer que de les manger !
« Entends-tu la neige contre les vitres, Kitty ? Quel joli petit bruit elle fait
! On dirait qu'il y a quelqu'un dehors qui embrasse la fenêtre tout partout. Je
me demande si la neige aime vraiment les champs et les arbres, pour qu'elle les
embrasse si doucement ? Après ça, vois-tu, elle les recouvre bien douillettement
d'un couvre-pied blanc ; et peut-être qu'elle leur dit : "Dormez, mes chéris,
jusqu'à ce que l'été revienne". Et quand l'été revient, Kitty, ils se
réveillent, ils s'habillent tout en vert, et ils se mettent à danser... chaque
fois que le vent souffle... Oh ! comme c'est joli ! s'écria Alice, en laissant
tomber le peloton de laine pour battre des mains. Et je voudrais tellement que
ce soit vrai ! Je trouve que les bois ont l'air tout endormis en automne, quand
les feuilles deviennent marrons.
« Kitty, sais-tu jouer aux échecs ? Ne souris pas, ma chérie, je parle très
sérieusement. Tout à l'heure, pendant que nous étions en train de jouer, tu as
suivi la partie comme si tu comprenais : et quand j'ai dit : "Echec !" tu t'es
mise à ronronner ! Ma foi, c'était un échec très réussi, et je suis sûre que
j'aurais pu gagner si ce méchant Cavalier n'était pas venu se faufiler au milieu
de mes pièces. Kitty, ma chérie, faisons semblant... ».
Ici, je voudrais pouvoir vous répéter tout ce qu'Alice avait coutume de dire en
commençant par son expression favorite : « Faisons semblant. » Pas plus tard que
la veille, elle avait eu une longue discussion avec sa soeur, parce qu'Alice
avait commencé à dire : « Faisons semblant d'être des rois et des reines. » Sa
soeur, qui aimait beaucoup l'exactitude, avait prétendu que c'était impossible,
étant donné qu'elles n'étaient que deux, et Alice avait été finalement obligée
de dire : « Eh bien, toi, tu seras l'un d'eux, et moi, je serai tous les autres.
» Et un jour, elle avait causé une peur folle à sa vieille gouvernante en lui
criant brusquement dans l'oreille : « Je vous en prie, Mademoiselle, faisons
semblant que je sois une hyène affamée, et que vous soyez un os ! »
Mais ceci nous écarte un peu trop de ce qu'Alice disait à Kitty. « Faisons
semblant que tu sois la Reine Rouge, Kitty ! Vois-tu, je crois que si tu
t'asseyais sur ton derrière en te croisant les bras, tu lui ressemblerais tout à
fait. Allons, essaie, pour me faire ...