LEPRINCE DE BEAUMONT JEANNE-MARIE

Title:LE PRINCE SPIRITUEL
Subject:FRENCH FICTION Scarica il testo


Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT


Le Prince Spirituel



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Il y avait une fois une fée qui voulait épouser un roi ; mais comme elle avait
une fort mauvaise réputation, le roi aima mieux s'exposer à toute sa colère, que
de devenir le mari d'une femme que personne n'estimerait ; car il n'y a rien de
si fâcheux, pour un honnête homme, que de voir sa femme méprisée. Une bonne fée,
qu'on nommait Diamantine, fit épouser à ce prince une jeune princesse qu'elle
avait élevée, et promit de le défendre contre la fée Furie ; mais peu de temps
après, Furie, ayant été nommée reine des fées, son pouvoir, qui surpassait de
beaucoup celui de Diamantine, lui donna le moyen de se venger. Elle se trouva
aux couches de la reine, et doua un petit prince qu'elle mit au monde, d'une
laideur que rien ne pût surpasser. Diamantine, qui s'était cachée à la ruelle du
lit de la reine, essaya de la consoler, lorsque Furie fut partie.
« Ayez bon courage, lui dit-elle ; malgré la malice de votre ennemie, votre fils
sera fort heureux un jour. Vous le nommerez Spirituel, et non seulement il aura
tout l'esprit possible, mais il pourra encore en donner à la personne qu'il
aimera le mieux. »
Cependant, le petit prince était si laid, qu'on ne pouvait le regarder sans
frayeur : soit qu'il pleurât, soit qu'il voulût rire, il faisait de si laides
grimaces, que les petits enfants, qu'on lui amenait pour jouer avec lui, en
avaient peur, et disaient que c'était la Bête. Quand il fut devenu raisonnable,
tout le monde souhaitait de l'entendre parler, mais on fermait les yeux, et le
peuple, qui ne sait la plupart du temps ce qu'il veut, prit pour Spirituel une
haine si forte, que, la reine ayant eu un second fils, on obligea le roi de le
nommer son héritier ; car dans ce pays-là, le peuple avait droit de se choisir
un maître. Spirituel céda sans murmurer la couronne à son frère, et rebuté de la
sottise des hommes, qui n'estiment que la beauté du corps, sans se soucier de
celle de l'âme, il se retira dans une solitude, où, en s appliquant à l'étude de
la sagesse, il devint extrêmement heureux. Ce n'était pas là le compte de la fée
Furie ; elle voulait qu'il fût misérable, et voici ce qu'elle fit pour lui faire
perdre son bonheur. Furie avait un fils nommé Charmant ; elle l'adorait,
quoiqu'il fût la plus grande bête du monde. Comme elle voulait le rendre
heureux, à quelque prix que ce fût, elle enleva une princesse qui était
parfaitement belle ; mais, afin qu'elle ne fût point rebutée de la bêtise de
Charmant, elle souhaita qu'elle fût aussi sotte que lui. Cette princesse, qu'on
appelait Astre, vivait avec Charmant, et quoiqu'ils eussent seize ans passés, on
n'avait jamais pu leur apprendre à lire. Furie fit peindre la princesse, et
porta elle-même son portrait dans une petite maison, où Spirituel vivait avec un
seul domestique. La malice de Furie lui réussit, et quoique Spirituel sût que la
princesse Astre était dans le palais de son ennemie, il en devint si amoureux,
qu'il résolut d'y aller : mais en même temps, se souvenant de sa laideur, il vit
bien qu'il était le plus malheureux de tous les hommes, puisqu'il était sûr de
paraître horrible aux yeux de cette belle fille. Il résista longtemps au désir
qu'il avait de la voir ; mais enfin sa passion l'emporta sur sa raison. Il
partit avec son valet, et Furie fut enchantée de lui voir prendre cette
résolution, pour avoir le plaisir de le tourmenter tout à son aise. Astre se
promenait dans un jardin avec Diamantine, sa gouvernante ; lorsqu'elle vit
s'approcher le prince, elle fit un grand cri, et voulait s'enfuir ; mais
Diamantine l'en ayant empêchée, elle cacha sa tête dans ses deux mains, et dit à
la fée :
« Ma bonne, faites sortir ce vilain homme, il me fait mourir de peur. »
Le prince voulut profiter du moment où elle avait les yeux fermés pour lui faire
un compliment bien arrangé, mais c'était comme s'il lui eût parlé latin, elle
était trop bête pour le comprendre. En même temps, Spirituel entendit Furie qui
riait de toute sa force, en se moquant de lui.
« Vous en avez assez fait pour la première fois, dit-elle au prince ; vous
pouvez vous retirer dans un appartement, que je vous ai fait préparer, et d'où
vous aurez le plaisir de voir la princesse tout à votre aise. »
Vous croyez peut-être que Spirituel s'amusa à dire des injures à cette méchante
femme ; mais il avait trop d'esprit pour cela ; il savait qu'elle ne cherchait
qu'à le fâcher, et il ne lui donna point le plaisir de se mettre en colère. Il
était pourtant bien affligé ; mais ce fut bien pis, lorsqu'il entendit une
conversation d'Astre avec Charmant ; car elle dit tant de bêtises, qu'elle ne
lui parut plus si belle de moitié, et qu'il prit la résolution de l'oublier, et
de retourner dans sa solitude. Il voulut auparavant prendre congé de Diamantine
; quelle fut sa surprise, lorsque cette fée lui dit qu'il ne devait point
quitter le palais, et qu'elle savait un moyen de le faire aimer de la princesse.

« Je vous suis bien obligée, madame, lui répondit Spirituel ; mais je ne suis
pas pressé de me marier. J'avoue qu'Astre est charmante, mais c'est quand elle
ne parle pas ; la fée Furie m'a guéri, en me faisant entendre une de ses
conversations : j'emporterai son portrait, qui est admirable, parce qu'il garde
toujours le silence.
- Vous avez beau faire le dédaigneux, lui dit Diamantine ; votre bonheur dépend
d'épouser la princesse.
- Je vous assure, madame, que je ne le ferai jamais, à moins que je ne devienne
sourd, encore faudrait-il que je perdisse la mémoire, autrement je ne pourrais
m'ôter de l'esprit cette conversation. J'aimerais mieux cent fois épouser une
femme plus laide que moi, si cela était possible, qu'une stupide avec laquelle
je ne pourrais avoir une conversation raisonnable, et qui me ferait trembler,
quand je serais en compagnie avec elle, par la crainte de lui entendre dire une
impertinence, toutes les fois qu'elle ouvrirait la bouche.
- Votre frayeur me divertit, lui dit Diamantine mais, prince, apprenez un secret
qui n'est connu que de votre mère et de moi. Je vous ai doué du pouvoir de
donner de l'esprit à la personne que vous aimeriez le mieux ; ainsi vous n'avez
qu'à souhaiter : Astre peut devenir la personne la plus spirituelle, elle sera
parfaite alors ; car elle est la meilleure enfant du monde, et a le coeur fort
bon.
- Ah, madame, dit Spirituel, vous allez me rendre bien misérable ; Astre va
devenir trop aimable pour mon repos, et je le serai trop peu pour lui plaire ;
mais n'importe, je sacrifie mon bonheur au sien, et je lui souhaite tout
l'esprit qui dépend de moi.
- Cela est bien généreux, dit Diamantine, mais j'espère que cette belle action
ne demeurera pas sans récompense. Trouvez-vous dans les jardins du palais à
minuit ; c'est l'heure où Furie est obligée de dormir, et pendant trois heures,
elle perd toute sa puissance. »
Le prince s'étant retiré, Diamantine fut dans la chambre d'Astre ; elle la
trouva assise, la tête appuyée dans ses mains, comme une personne qui rêve
profondément. Diamantine l'ayant appelée, Astre lui dit :
« Ah ! madame, si vous pouviez voir ce qui vient de se passer en moi, vous
seriez bien surprise. Depuis un moment je suis comme dans un nouveau monde : je
réfléchis, je pense ; mes pensées s'arrangent dans une forme qui me donne un
plaisir infini, et je suis bien honteuse en me rappelant ma répugnance pour les
livres et pour les sciences.
- Eh bien, lui dit Diamantine, vous pourrez vous en corriger : vous épouserez
dans deux jours le prince Charmant, et vous étudierez ensuite tout à votre aise.
- Ah ! ma bonne, répondit Astre , en soupirant, serait-il bien possible que je
fusse condamnée à épouser Charmant ? Il est si bête, si bête, que cela me fait
trembler ; mais dites-moi, je vous prie, pourquoi est-ce que je n'ai pas connu
plus tôt la bêtise de ce prince ?
- C'est que vous étiez vous-même une sotte, dit la fée ; mais voici justement le
prince Charmant. »
Effectivement, il entra dans sa chambre avec un nid de moineaux dans son
chapeau.
« Tenez, dit-il, je viens de laisser mon maître dans une grande colère, parce
qu'au lieu de lire ...