LEPRINCE DE BEAUMONT JEANNE-MARIE

Title:JOLIETTE
Subject:FRENCH FICTION Scarica il testo


Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT


Joliette


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Il y avait un jour un seigneur et une dame qui étaient mariés depuis plusieurs
années, sans avoir d'enfants : ils croyaient qu'il ne leur manquait que cela
pour être heureux, car ils étaient riches et estimés de tout le monde. A la fin,
ils eurent une fille, et toutes les fées qui étaient dans le pays, vinrent à son
baptême, pour lui faire des dons. L'une dit qu'elle serait belle comme un ange ;
l'autre, qu'elle danserait à ravir ; une troisième, qu'elle ne serait jamais
malade ; une quatrième, qu'elle aurait beaucoup d'esprit. La mère était bien
joyeuse de tous les dons qu'on faisait à sa fille : belle, spirituelle, une
bonne santé, des talents. Qu'est-ce qu'on pouvait donner de mieux à cet enfant
qu'on nommait Joliette ? On se mit à table pour se divertir ; mais lorsqu'on eut
à moitié soupé, on vint dire au père de Joliette que la reine des fées, qui
passait par là, voulait entrer. Toutes les fées se levèrent pour aller au-devant
de leur reine ; mais elle avait un visage si sévère, qu'elle les fit toutes
trembler.
« Mes soeurs, dit-elle, lorsqu'elle fut assise ; est-ce ainsi que vous employez
le pouvoir que vous avez reçu du ciel ? Pas une de vous n'a pensé à douer
Joliette d'un bon coeur, d'inclinations vertueuses. Je vais tâcher de remédier
au mal que vous lui avez fait ; je la doue d'être muette jusqu'à l'âge de vingt
ans ; plût à Dieu qu'il fût en mon pouvoir de lui ôter absolument l'usage de la
langue. »
En même temps la fée disparut, et laissa le père et la mère de Joliette dans le
plus grand désespoir du monde; car ils ne concevaient rien de plus triste, que
d'avoir une fille muette. Cependant Joliette devenait charmante ; elle
s'efforçait de parler quand elle eut deux ans, et l'on connaissait par ses
petits gestes, qu'elle entendait tout ce qu'on lui disait, et qu'elle mourait
d'envie de répondre. On lui donna toutes sortes de maîtres, et elle apprenait
avec une promptitude surprenante : elle avait tant d'esprit qu'elle se faisait
entendre par des gestes, et rendait compte à sa mère de tout ce qu'elle voyait,
ou entendait. D'abord on admirait cela, mais le père qui était un homme de bon
sens, dit à sa femme:
« Ma chère, vous laissez prendre une mauvaise habitude à Joliette; c'est un
petit espion. Qu'avons-nous besoin de savoir tout ce qui se fait dans la ville ?
On ne se méfie pas d'elle, parce qu'elle est une enfant, et qu'on sait qu'elle
ne peut pas parler, et elle vous fait savoir tout ce qu'elle entend: il faut la
corriger de ce défaut, il n'y a rien de plus vilain que d'être une rapporteuse.
»
La mère qui idolâtrait Joliette, et qui était naturellement curieuse, dit à son
mari qu'il n'aimait pas cette pauvre enfant, parce qu'elle avait le défaut
d'être muette ; qu'elle était déjà assez malheureuse avec son infirmité, et
qu'elle ne pouvait se résoudre à la rendre encore plus misérable en la
contredisant. Le mari qui ne se paya pas de ces mauvaises raisons, prit Joliette
en particulier, et lui dit:
« Ma chère enfant, vous me chagrinez. La bonne fée qui vous a rendue muette,
avait sans doute prévu que vous seriez une rapporteuse ; mais à quoi cela
sert-il que vous ne puissiez parler, puisque vous vous faites entendre par
signes ; savez-vous ce qu'il arrivera : vous vous ferez haïr de tout le monde,
on vous fuira comme si vous aviez la peste, et on aura raison, car vous causerez
plus de mal que cette affreuse maladie. Un rapporteur brouille tout le monde, et
cause des maux épouvantables: pour moi, si vous ne vous corrigez pas, je
souhaiterais de tout mon coeur que vous fussiez aussi aveugle et sourde. »
Joliette n'était pas méchante ; c'était par étourderie, qu'elle découvrait ce
qu'elle avait vu ; ainsi, elle lui promit par signes qu'elle se corrigerait.
Elle en avait intention, mais deux ou trois jours après, elle entendit une dame
qui se moquait d'une de ses amies : elle savait écrire alors, et elle mit sur un
papier ce qu'elle avait entendu. Elle avait écrit cette conversation avec tant
d'esprit, que sa mère ne pût s'empêcher de rire de ce qu'il y avait de plaisant,
et d'admirer le style de sa fille. Joliette avait de la vanité : elle fut si
contente des louanges que sa mère lui donna, qu'elle écrivait tout ce qui se
passait devant elle. Ce que son père lui avait prédit arriva ; elle se fit haïr
de tout le monde. On se cachait d'elle, on parlait bas quand elle entrait, et on
craignait de se trouver dans les assemblées dont elle était priée.
Malheureusement pour elle, son père mourut, quand elle n'avait que douze ans ;
et personne ne lui faisant plus honte de son défaut, elle prit une telle
habitude de rapporter, qu'elle le faisait même sans y penser ; elle passait
toute la journée à espionner les domestiques qui la haïssaient comme la mort :
si elle était dans un jardin, elle faisait semblant de dormir pour entendre les
discours de ceux qui se promenaient. Mais comme plusieurs parlaient à la fois,
et qu'elle n'avait pas assez de mémoire pour retenir ce que l'on disait, elle
faisait dire aux uns ce que les autres avaient dit ; elle écrivait le
commencement d'un discours, sans en entendre la fin, ou la fin, sans en savoir
le commencement. Il n'y avait pas de semaine qu'il n'y eût vingt tracasseries,
ou querelles dans la ville, et quand on venait à examiner d'où venaient ces
bruits, on découvrait que cela provenait des rapports de Joliette. Elle brouilla
sa mère avec toutes ses amies, et fit battre trois ou quatre personnes.
Cela dura jusqu'au jour où elle eut vingt ans ; elle attendait ce jour avec une
grande impatience, pour parler tout à son aise : il vint enfin, et la reine des
fées, se présentant devant elle, lui dit :
"Joliette, avant de vous rendre l'usage de la parole, dont certainement vous
abuserez, je vais vous faire voir tous les maux que vous avez causés par vos
rapports. " En même temps elle lui présenta un miroir, et elle y vit un homme
suivi de trois enfants, qui demandaient l'aumône avec leur père. « Je ne connais
pas cet homme, dit Joliette, qui parlait pour la première fois ; quel mal lui
ai-je causé ?
- Cet homme était un riche marchand, lui répondit la fée ; il avait dans son
magasin beaucoup de marchandises : mais il manquait d'argent comptant. Cet homme
vint emprunter une somme à votre père, pour payer une lettre de change; vous
écoutiez à la porte du cabinet, et vous fites connaître la situation de ce
marchand, à plusieurs personnes à qui il devait de l'argent ; cela lui fit
perdre son crédit, tout le monde voulut être payé, et la justice s'étant mêlée
de cette affaire, le pauvre homme et ses enfants sont réduits à l'aumône depuis
neuf ans.
- Ah, mon Dieu, madame ! dit Joliette, je suis au désespoir d'avoir commis ce
crime ; mais je suis riche, je veux réparer le mal que j'ai fait, en rendant à
cet homme le bien que je lui ai fait perdre par mon imprudence. »
Après cela Joliette vit une belle femme dans une chambre dont les fenêtres
étaient garnies de grilles de fer; elle était couchée sur de la paille, ayant
une cruche d'eau, et un morceau de pain à côté d'elle ; ses grands cheveux noirs
tombaient sur ses épaules, et son visage était baigné de larmes.
« Ah ! mon Dieu ! dit Joliette, je connais cette dame ; son mari l'a menée en
France depuis deux ans, et il a écrit qu'elle était morte ; serait-il possible
que je fusse la cause de l'affreuse situation de cette dame ?
- Oui, Joliette, reprit la fée ; mais ce qu'il y a de plus terrible, c'est que
vous êtes encore la cause de la mort d'un homme que le mari de cette dame a tué.
Vous souvenez-vous qu'un soir étant dans un jardin, sur un banc, vous fites
semblant de dormir, pour entendre ce que disaient ces deux personnes ; vous
comprîtes par leurs discours qu'ils s'aimaient, et vous le fîtes savoir à toute
la ville. Ce bruit vint jusqu'aux oreilles du mari de cette dame, qui est un
homme fort jaloux ; il tua ce cavalier, et a mené cette dame en France ; ...