ANDERSEN HANS CHRISTIAN

Title:LA TIRELIRE
Subject:OTHER LITERATURES Scarica il testo


Hans Christian ANDERSEN




La Tirelire


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Il y avait une quantité de jouets dans la chambre d'enfants. Tout en haut de
l'armoire trônait la tirelire sous la forme d'un cochon en terre cuite ; il
avait naturellement une fente dans le dos, et cette fente avait été élargie à
l'aide d'un couteau pour pouvoir y glisser aussi de grosses pièces. On en avait
déjà glissé deux dedans, en plus de nombreuses menues monnaies.
Le cochon était si rempli que l'argent ne pouvait plus tinter dans son ventre et
c'est bien le maximum de ce que peut espérer un cochon-tirelire. Il se tenait
tout en haut de l'armoire et regardait les jouets en bas, dans la chambre ; il
savait bien qu'avec ce qu'il avait dans le ventre il aurait pu les acheter tous
et cela lui donnait quelque orgueil.
Les autres le savaient aussi même s'ils n'en parlaient pas, ils avaient d'autres
sujets de conversation. Le tiroir de la commode était entrouvert et une poupée
un peu vieille et le cou raccommodé regardait au-dehors. Elle dit :
- Je propose de jouer aux grandes personnes, ce sera une occupation !
Le jeu allait commencer et tous étaient invités, même la voiture de poupée bien
qu'elle appartînt aux jouets dits vulgaires.
- Chacun est utile à sa manière, disait-elle ; tout le monde ne peut pas
appartenir à la noblesse, il faut bien qu'il y en ait qui travaillent.
Le cochon-tirelire seul reçut une invitation écrite. On craignait que, placé si
haut, il ne pût entendre une invitation orale. Il se jugea trop important pour
donner une réponse et ne vint pas. S'il voulait prendre part au jeu, ce serait
de là-haut, chez lui ; les autres s'arrangeraient en conséquence. C'est ce
qu'ils firent.
Le petit théâtre de marionnettes fut monté de sorte qu'il pût le voir juste de
face. Il devait y avoir d'abord une comédie, puis le thé, ensuite des exercices
intellectuels. Mais c'est par ceux-ci qu'on commença tout de suite.
Le cheval à bascule parla d'entraînement et de pur-sang, la voiture de poupée de
chemins de fer et de traction à vapeur : cela se rapportait toujours à leur
spécialité. La pendule parla politique - tic, tac - elle savait quelle heure
elle avait sonné, mais les mauvaises langues disaient qu'elle ne marchait pas
bien.
La canne se tenait droite, fière de son pied ferré et de son pommeau d'argent ;
sur le sofa s'étalaient deux coussins brodés, ravissants mais stupides. La
comédie pouvait commencer.
Tous étaient assis et regardaient. On les pria d'applaudir, de claquer ou de
gronder suivant qu'ils seraient satisfaits ou non. La cravache déclara qu'elle
ne claquait jamais pour les vieux, mais seulement pour les jeunes non encore
fiancés.
- Moi, j'éclate pour tout le monde, dit le pétard.
- Être là ou ailleurs ... déclarait le crachoir.
Et c'était bien l'opinion de tous sur cette idée de jouer la comédie.
La pièce ne valait rien, mais elle était bien jouée. Les acteurs présentaient
toujours au public leur côté peint, ils étaient faits pour être vus de face, pas
de dos. Tous jouaient admirablement, tout à fait en avant et même hors du
théâtre, car leurs fils étaient trop longs.
La poupée raccommodée était si émue qu'elle se décolla et le cochon-tirelire,
bouleversé à sa façon, décida de faire quelque chose pour l'un des acteurs, par
exemple : le mettre sur son testament pour qu'il soit couché près de lui dans un
monument funéraire quand le moment serait venu.
Tous étaient enchantés, de sorte qu'on renonça au thé et on s'en tint à
l'intellectualité. On appelait cela jouer aux grandes personnes et c'était sans
méchanceté puisque ce n'était qu'un jeu. Chacun ne pensait qu'à soi-même et
aussi à ce que pensait le cochon-tirelire, et lui pensait plus loin que les
autres : à son testament et à son enterrement. Quand en viendrait l'heure?
Toujours plus tôt qu'on ne s'y attend ...
Patatras! Le voilà tombé de l'armoire. Le voilà gisant par terre en mille
morceaux ; les pièces dansent et sautent à travers la pièce, les plus petites
ronflent, les plus grandes roulent, surtout le daler d'argent qui avait tant
envie de voir le monde. Il y alla, bien sûr ; toutes les pièces y allèrent, mais
les restes du cochon allèrent dans la poubelle.
Le lendemain, sur l'armoire, se tenait un nouveau cochon-tirelire en terre
vernie. Il ne contenait encore pas la moindre monnaie, et rien ne tintait en
lui. En cela, il ressemblait à son prédécesseur. Il n'était qu'un commencement.



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